Le Revue française d’éthique appliquée vient de publier, dans un numéro sur les croyances, un de mes textes sur William Kingdon Clifford.
Ethique de la croyance, scepticisme et pratique, à partir de William Kingdon Clifford, Revue française d’éthique appliquée, 8, 2, 32-46.
Après un bref rappel de la maxime et des exemples de Clifford, constituant le socle de son éthique de la croyance, nous tentons de rendre à ce dernier le concept de croyance qui est le sien. L’article étudie trois niveaux d’objections à la thèse de Clifford, qui correspondent à autant de contresens à son égard : on pourrait y voir (a) un mixte instable entre conséquentialisme et universalisme : Clifford semble à la fois préoccupé par les conséquences de nos croyances et un devoir universel de les justifier ; (b) une contradiction entre sa maxime et les développements les plus prometteurs de la science : à ce compte, elle ne semble pas même laisser subsister la doctrine évolutionniste sur laquelle des doutes restent possibles au moment où il écrit ; et enfin (c) une contradiction avec nos croyances pratiques : la maxime ne se retourne-t-elle pas contre les notions de bien et de mal, pour lesquelles nous manquons d’evidence, ce qui compromettrait à sa racine l’idée d’une éthique de la croyance ? Ne se retourne-t-elle pas contre la plupart de nos croyances « naturelles » que nous serions bien en peine de justifier ?
Je tente de corriger l’image que l’on se fait souvent de Clifford, comme savant victorien un peu « étriqué » et qui est très différente au fond du personnage, bouillant philosophe et mathématicien, mort à 33 ans.
En supplément, car ce développement n’avait pas sa place dans l’article, un petit passage où j’avais consigné les points de rencontre entre Peirce et Clifford:
Leurs parcours se croisent plusieurs fois. En 1870, profitant de son voyage en Europe pour le Coast Survey[1], Peirce donne à Londres une présentation de sa «Description of a Notation for the Logic of Relatives»[2], et soumet son texte à plusieurs mathématiciens : parmi eux se trouvent De Morgan, Jevons, et l’on sait qu’il fut question des ajouts opérés par Peirce à la logique de Boole dans une réunion de la British Association for the Advancement of Science, en septembre 1870, réunion à laquelle Clifford, qui n’avait que vingt-cinq ans, participait. Quelques mois plus tard, ce dernier fait également partie de l’expédition anglaise organisée pour observer l’éclipse de Décembre 1870 à Catane en Sicile, où Peirce se trouve également, pour le compte du Coast Survey[3]. L’arrivée de Clifford est plus mouvementée que celle de Peirce, puisque l’expédition anglaise subit un naufrage lors de l’arrivée en Sicile[4], mais les deux équipes vivent côte-à-côte, partageant certains bâtiments. Elles furent amenées à collaborer, ne serait-ce que parce que les instruments de Peirce avaient par erreur été envoyés en Espagne et qu’il lui fallut emprunter d’urgence un spectroscope aux anglais. Dans une lettre au directeur du Sun, Peirce ne nomme pas ceux qui « étudient à la fois la science et la philosophie » et dont il a appris, « de leur propre bouche » ce qu’il « retournaient dans leurs esprits »[5], en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Espagne, mais il n’est pas impossible que l’un d’entre eux soit Clifford. Peirce voit – ou revoit – Clifford en 1875, lors de son second voyage en Europe, et si les circonstances exactes restent à écrire, on sait que les deux hommes eurent, de l’aveu même de Peirce, « une très intéressante conversation sur la logique », et qu’ils se virent plusieurs fois[6]. Clifford fut suffisamment impressionné : (1) pour citer les travaux photométriques de Peirce[7], (2) pour le ranger avec Boole et Aristote parmi les plus grands logiciens. Youmans rapporte en effet que Clifford tenait Peirce pour « le plus grand logicien vivant, et le second [après Boole] qui, depuis Aristote, ait ajouté quelque chose de substantiel au sujet »[8]. Un tel propos, venant d’un des plus grands mathématiciens de son temps, n’est pas anodin et n’est certainement pas fondé sur un contact superficiel[9].
Clifford, William Kingdon, Leslie Stephen, and Frederick Pollock. Lectures and Essays by the Late William Kingdon Clifford, F.R.S. Londres: Macmillan and co., 1901. 1879.
Fisch, Max H. Peirce, Semiotic, and Pragmatism : Essays. Ketner, Kenneth Laine, Kloesel, Christian J. W. (éds.) ed. Bloomington: Indiana University Press, 1986.
Lightman, Bernard V. The Origins of Agnosticism : Victorian Unbelief and the Limits of Knowledge.Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1987.
[1] Il se livre à un véritable tour d’Europe, de Londres à Pest et Constantinople, en passant par Berlin et Dresde (mais à notre connaissance pas par la France cette fois-là, la date particulière de son séjour, qui coïncide en partie avec la Guerre de 1870, n’y étant peut-être pas pour rien).
[2] W2, 359-429.
[3] Cf. M. Fisch, Préface de W2, xxxiv : Peirce et Clifford ont pu se rencontrer soit à Londres en Juillet, soit, très probablement, à Catane, en Sicile, pour l’observation de l’éclipse. Dans son récit sur l’expédition américaine pour le compte du Coast Survey, Zina F. Peirce raconte en détail le naufrage du bateau transportant les observateurs anglais (« The Mediterranean Solar Eclipse », Galaxy (N.Y.), 12, 2, 1871). Ce récit est beaucoup plus prolixe que le rapport officiel du Coast Survey. Elle évoque également le prêt d’instruments, de la part de l’équipe anglaise à Peirce, dont les appareils avaient été envoyés par erreur en Espagne (resp. p. 181 et 183). Il serait extraordinaire, mais possible jusqu’à preuve du contraire, que les deux hommes, partageant le même lieu, des formations et des intérêts très proches, ne se soient pas liés à ce moment. Nous n’avons pu localiser de correspondance entre les deux hommes. Peirce parle en 1906 de son « ami » Clifford ( 4.535) ; il est plausible qu’il y ait eu un minimum de contacts à ce moment-là. CN3, 238, met en scène Clifford dans un dialogue savoureux.
[4] Il s’agit du naufrage du Psyche (sic). Toute l’équipe Anglaise subit le même sort et les instruments furent sauvés.
[5] Lettre citée dans M.H. Fisch, Peirce, Semiotic, and Pragmatism : Essays, Ketner, Kenneth Laine, Kloesel, Christian J. W. (éds.) ed. Bloomington, Indiana University Press, 1986. 101.
[6] Voir la lettre de Peirce à sa mère, du 4 Mai 1875, où il évoque une première entrevue et un dîner à venir le samedi suivant (Fisch, Peirce, Semiotic, and Pragmatism : Essays, op. cit. 126-128).
[7] Référence qui n’échappe pas à James (à moins qu’elle ne lui soit soufflée par Peirce) car il la mentionne dans une lettre de recommandation pour Peirce à Johns Hopkins, Cf. COWJ4, 525 (25 Novembre 1875) ; Clifford se réfère aux travaux photométriques de Peirce dans « The Unseen Universe », Fortnightly Review, 23, 1er Juin 1875, 776-793, 788-789 (Repris dans W.K. Clifford, L. Stephen, and F. Pollock, Lectures and Essays by the late William Kingdon Clifford, F.R.S, Londres, Macmillan and co., 1901. 1, 290). Le passage sur Peirce ne varie pas de la version originale à la version des Lectures and Essays.
[8] Fisch, Peirce, Semiotic, and Pragmatism : Essays, op. cit. 129. C’était déjà le point de vue de Robert Harley, qui présenta le texte de Peirce lors de la réunion de la British Association en 1870 (Cf. W2, xxxiiii).
[9] Comme Bernard Lightman le souligne (B.V. Lightman, The Origins of Agnosticism : Victorian Unbelief and the Limits of Knowledge, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1987. 168-172), Clifford est celui des « agnostiques » qui prend le mieux la mesure de la nature probabiliste des lois, qu’il voit à l’œuvre aussi bien chez Maxwell que chez Darwin. « Comme des scientifiques tels que Boltzmann, Clifford était conscient du fait que la qualité indéterministe de la théorie probabiliste engendrait de sérieux doutes à l’égard de la validité du newtonianisme. Comme Peirce et d’autres pragmatistes américains, Clifford a vu les implications révolutionnaires de l’évolution en science. Alors que les autres agnostiques percevaient l’évolution comme renforçant simplement la vieille approche déterministe, mécaniste, de la science, Clifford a relié la théorie darwinienne à la loi probabiliste. » (Lightman, The Origins of Agnosticism : Victorian Unbelief and the Limits of Knowledge, op. cit. 170)
Une réflexion sur “Ethique de la croyance, scepticisme et pratique”