Marc Silbertstein a eu l’idée de poser à un certain nombre d’entre nous une question très impudique: « Qu’est-ce que la science, pour vous? ». C’est une question intimidante, non pas à cause du premier membre, car nous pouvons tous, je pense, en appeler à l’autorité des géants qui nous ont précédés — ou qui nous sont contemporains — mais parce que la demande même enjoignait de livrer une réponse personnelle. Pour rendre les choses plus compliquées, le format impératif était de quelques pages seulement. J’ai accepté avec plaisir, voyant que j’étais en bonne compagnie dans cette épreuve, mais ce n’est pas sans risques. Voici en tout cas que j’ai proposé.
Réf : Qu’est-ce que la science, pour vous? Editions matériologiques, 2018.
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Bien plus que le dieu marin Glaucos évoqué par Platon au Livre X de La République, recouvert de ses coquillages, nous sommes façonnés par nos lectures, de manière si intime qu’il est illusoire de faire la part de ce que nous avons vu par nous-mêmes de ce que nous avons lu. S’il fallait ici dire ce qu’est la science « pour moi », comme ce recueil y invite, il me semblerait plus juste de relever cinq arguments, cinq textes, qui ont guidé mon intérêt pour les sciences.
I. La science est la mesure de toutes choses. Dans la Section IX d’Empirisme et Philosophie de l’esprit, « Science et usage ordinaire », Wilfrid Sellars regrette l’expression même de « philosophie des sciences ». Non qu’il refuse qu’il y ait des « experts » en ce domaine, mais l’expression semble dangereuse si elle doit conduire à abandonner cette discipline aux « spécialistes » et à dispenser les étudiants de philosophie de toute étude sérieuse des sciences. Au contraire, la tâche intellectuelle de tout philosophe serait, selon lui, de prendre la mesure des demandes adressées à la philosophie par la science et de penser la relation de cette dernière à l’ontologie du discours ordinaire. Son opinion à ce sujet est très franche : « dans la dimension de description de d’explication du monde, la science est la mesure de toutes choses, de ce qui est en tant qu’il est, et de ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas. » (Empirisme et philosophie de l’esprit, L’Eclat, 1992, 87). C’est prendre le parti d’un net réalisme scientifique, qui enjoindrait de n’admettre dans notre ontologie que les entités que postule le meilleur état de la science, cette ontologie étant pour cette même raison révisable, et cet objectif ne doit pas escamoter des questions importantes, elles-mêmes bien vues par Sellars : comment comprendre le caractère révisable de l’ontologie sans devenir sceptique ou relativiste ? Quelle est la place des normes dans une perspective naturaliste ? Ce sont encore des questions brûlantes.
II. On ne peut séparer la connaissance de l’enquête que par abstraction. Les pragmatistes, et Peirce le premier, ont choisi de s’attacher au processus de l’enquête scientifique, de définir la production de connaissances non pas à partir de termes abstraits — et nécessaires pour d’autres analyses — tels que la réalité et la vérité, mais à partir de notions qui étaient effectivement mobilisées dans les enquêtes ordinaires ou scientifiques que nous menons, c’est-à-dire à partir des questions, des doutes, des croyances, des conclusions que nous pouvons former. « La véritable enquête commence ainsi lorsque commence le doute authentique, et elle s’achève lorsque ce doute s’achève. » (Peirce, Œuvres Philosophiques, Paris, Le Cerf, 2002, 1, 165). Il ne s’agit pas de renoncer à l’idée que, grâce à la science, nous pouvons tenir des propos vrais sur la réalité : nous pouvons envoyer une sonde sur une comète lointaine, nous pouvons mesurer la position de tout corps terrestre grâce à des satellites qui incluent les corrections de la théorie de la relativité, nous pouvons même prédire l’existence d’éléments et de particules. Tout en faisant droit à cette première dimension, mettre au centre l’activité de questionnement, d’examen, de critique par laquelle cette connaissance est obtenue permet de comprendre en quoi la science, dans sa diversité, est une aventure intellectuelle. La comprendre ainsi implique de s’intéresser à ce que des enquêteurs identifient comme étant la frontière des savoirs à un moment donné, ainsi qu’à ce qu’ils font. Ceux qui voient là une concession au relativisme se trompent sur deux points : ils craignent à tort que la science comme résultat soit « réduite » à cette activité, ils trahissent une conception dé-réalisante de nos actions en général.
III. Le sujet de la science est la communauté illimitée des enquêteurs. Peirce, dès les années 1860, critique une vision qu’il appelle « nominaliste », mais que nous pourrions appeler « individualiste » ou « subjectiviste », en insistant sur le fait que, dans l’enquête scientifique, il arrive souvent qu’un enquêteur pose des questions qu’il n’a pas grand espoir de résoudre entièrement au cours de sa vie, ce qui semble manifester que nous enquêtons non pas pour nous-mêmes mais bien « pour » la communauté indéfiniment ouverte des enquêteurs (« une communauté sans limites définies et susceptible d’une croissance indéfinie de la connaissance »). Peirce était particulièrement conscient des clôtures accidentelles que l’Histoire peut imposer à cette communauté d’enquête, mais l’idée me semble recouvrir deux choses précieuses. D’une part, ce qui unit des personnes très éloignées par le temps et l’espace, ce n’est pas tant la Nation, l’Histoire ou le « milieu » que la qualité des questions qu’ils partagent. D’autre part, la connaissance, tout comme la capacité à utiliser ces connaissances pour en produire d’autres, est un bien commun, et il y a un préjudice bien réel – indépendamment de toute application « pratique » – à en être écarté ou à être privé des fruits du meilleur état de la science sur un sujet donné.
IV. La méthode de la science est elle-même un résultat de la science. Les positivistes logiques ont lu Peirce et se sont surtout arrêtés à sa « maxime pragmatiste », qui est un principe d’élucidation des significations : « Considérer quels sont les effets pratiques, que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet » (Œuvres, I, 248). Mais dans les textes de Peirce sur l’histoire des sciences, on trouve une formule qui en fait un pragmatiste — scientifique — bien plus profond que ce que la maxime laisse entrevoir et qui l’éloigne de l’idée d’une « fondation » logique intemporelle de la science. Peirce refusait d’identifier la science avec la « connaissance systématisée », car cela laissait hors-champ l’idée, dynamique, d’un corps de connaissances en pleine croissance, tout comme il voulait la distinguer de la simple connaissance, car nous pouvons reconnaître à Ptolémée un esprit scientifique bien que ses résultats soient faux. « Ce qui constitue la science, ce ne sont pas tant des conclusions correctes qu’une méthode correcte. Mais la méthode de la science est elle-même un résultat scientifique. Elle n’a pas surgi d’un coup de l’esprit d’un débutant ; ce fut une réalisation historique et un succès scientifique. Si bien que même la méthode ne peut être considérée comme essentielle aux tout débuts de la science. Ce qui est essentiel, en revanche, c’est l’esprit scientifique, qui est déterminé par le fait de ne pas se satisfaire des opinions existantes, mais de poursuivre la vérité réelle (real truth) de la nature. » (Peirce, Collected Papers, H.U.P., 6, 428) La méthode ou la « logique » de la science n’est pas elle-même antérieure à la science ou indépendante de son développement, elle est réarticulée à chaque stade du « progrès scientifique ». La domestication des statistiques, en particulier au XIXe siècle, et l’irruption des données massives aujourd’hui, influent en profondeur sur la méthode scientifique.
V. Il faut comprendre pourquoi nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Enfin, je suis sensible aux travaux de toute une lignée d’auteurs récents qui, selon le mot de Robert Proctor, ajoutent à la question de l’épistémologie au sens large (qu’est-ce que la connaissance?) et à celle de la sociologie des sciences (quelles sont les conditions de production des savoirs?) une autre question transversale: comment et pourquoi ne savons-nous pas ce que nous ne savons pas? Parce que nos enquêtes sont des choses que nous faisons, comme toutes nos actions elles peuvent échouer, elles peuvent parfois échouer de manière persistante, elles peuvent enfin échouer sous l’action d’un tiers. Une épistémologie robuste doit rendre compte des succès de l’enquête, mais aussi de ses échecs, qu’ils soient causés par des stratégies, qu’ils soient l’effet de biais, de l’agenda de recherche, de la pression de normes juridiques, politiques ou commerciales s’exerçant sur l’enquête. Il y a de ce point de vue une fragilité de la science à laquelle nous pouvons facilement rester aveugles, mais qu’une juste compréhension des points II à IV permet sans doute de mieux saisir, si nous voulons vraiment la défendre.
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