William James avait comparé les concepts et les expériences de pensée des philosophes à de curieux insectes qui ne cesseraient de nous coloniser et de nous suivre partout, une fois qu’ils ont été formulés. L’image est hardie, mais elle décrirait sans doute assez bien les expériences de pensée que Hilary Putnam, un autre immense philosophe américain qui vient de disparaître dimanche 13 mars 2016, a léguées à la postérité philosophique. Y a-t-il en sens à penser que nous pourrions être des « cerveaux dans une cuve », manipulés par un scientifique fou? Que se passerait-il si, sur une planète en tout point semblable à la nôtre pour ce qui est des manières d’agir et de parler, « Terre-Jumelle », l’eau ne renvoyait plus à H20, mais à un corps dont la formule abrégée serait XYZ, que nous boirions, qui coulerait de nos robinets et emplirait les lacs et les mers? Lorsque je dis de quelqu’un qu’il est « cruel », est-ce une description ou une évaluation?
Hilary Putnam, né en 1926, fut d’abord professeur à Princeton, puis au MIT de 1961 à 1965, avant de rejoindre l’université Harvard. Il fut aussi un acteur majeur des principaux débats philosophiques des cinquante dernières années, qu’il s’agisse de philosophie de l’esprit, au travers de nombreuses analyses de l’apport, et ensuite des limites, du paradigme fonctionnaliste, de philosophie du langage, par une analyse renouvelée des notions de référence et de vérité, de philosophie des sciences, à la fois par une approche sans cesse corrigée des nombreux visages que peut y prendre le réalisme et par de nombreux articles de philosophie de la logique et des mathématiques, par une interrogation constante de la dichotomie fait/valeur, et enfin son dialogue avec la philosophie juive comme « guide de vie ». Ces thèmes importants, qui racontent toute une histoire de la philosophie aux Etats-Unis, ne disent cependant rien de son « style ». Peirce, autre référence de Putnam, parlait des écrits de Bentham comme d’une « horde de cosaques » déferlant sur les termes trop flous de nos discussions philosophiques. On pourrait en dire autant des très nombreux articles de Putnam, qui excellait dans le genre bref, percutant et incisif, où la critique acérée était toujours sous-tendue par sa contribution personnelle au sujet, qu’il transformait à tous les coups. Pour cette raison, donner une description suffisante de sa pensée au cours des cinquante dernières années tiendrait de la gageure, ne serait-ce que parce qu’au-delà de la grande diversité thématique de ses intérêts il n’a jamais hésité à réévaluer, voire à rejeter ses positions antérieures : suivant les époques, ses interlocuteurs principaux sont Quine, Wittgenstein, les représentants du pragmatisme (C. S. Peirce, W. James, J. Dewey), plus récemment Austin, Cavell, Buber et Rosenzweig, mais aussi souvent … Putnam lui même, ce qui déconcertait ses lecteurs épris de systèmes et de cohérence à tout prix. Deux traits majeurs semblent cependant se détacher, que Putnam attribuait à la tradition pragmatiste telle qu’il l’entendait : l’antidogmatisme, y compris par rapport à sa propre pensée, et l’anti-scepticisme.
Sur ce dernier point, l’affrontement le plus spectaculaire fut sans doute celui qui l’opposa au relativisme et à Rorty tout au long des années 1980 ; mais un aspect original de la pensée de Putnam fut toujours de détecter des conséquences relativistes et sceptiques là où on les attendrait le moins. Ainsi, les textes qui lui ont donné une visibilité mondiale sont sans doute ceux qu’il a consacrés dans les années 1970 à la théorie « causale » de la référence, dans lesquels il renvoyait dos-à-dos le positivisme et le relativisme, tributaires selon lui d’une même approche naïve de la signification, « les deux envers d’une même pièce ». Selon lui, l’approche de la signification défendue par les positivistes logiques, centrée sur la « méthode de vérification », avait pour inconvénient de faire dépendre la référence des termes scientifiques de la formulation particulière de nos théories, ouvrant la voie à un historicisme aussi dangereux qu’il était méconnu, au lieu de prendre en compte la « contribution de l’environnement, » l’agencement causal dans lequel est pris le locuteur. Comprendre l’œuvre de Putnam c’est tenir compte à la fois de sa proximité initiale vis-à-vis du positivisme logique et de son attitude sans cesse plus critique par rapport à ce mouvement. Au cours des années 1950, Putnam fut en effet en contact direct avec des représentants majeurs du courant : il rédige sa thèse sur le concept de probabilité sous la direction de Reichenbach, il est Assistant Professor à Princeton (et collègue de Hempel) quand Carnap y est Visiting Fellow. Les deux hommes, Carnap et Reichenbach, auront une influence profonde, apparente dans les premiers travaux de Putnam comme dans les études historiques qu’il leur a consacrées. Sensible cependant aux critiques décisives de l’empirisme logique que Quine – autre influence majeure de Putnam et autre trait d’union important entre le Cercle de Vienne et la philosophie américaine – avait produites dans les « Deux Dogmes de l’empirisme », il les a prolongées et raffinées pour son propre compte jusque dans des contrées inattendues. Il plaçait la philosophie et la vérité avant tout et ne fit jamais preuve du sectarisme qui a pu parfois caractériser certains de ses contemporains, héritiers de la même école empiriste.
Théoricien et praticien du « réalisme à visage humain », l’homme lui-même était extraordinairement accueillant. Je me souviens de son Graduate Seminar, à Harvard, que j’avais eu la chance de suivre en 1998, un semestre où il portait sur le scepticisme, et où, en plus de ses propres doctorants, il acceptait volontiers de jeunes chercheurs européens. C’est lors de cette année, et dans ce cours, que j’ai perçu plus nettement qu’auparavant, la pertinence de références pragmatistes pour la compréhension de nombreux débats contemporains, William James faisant partie des références fréquentes de ce cours, à côté de Moore, Stroud, et Putnam lui-même. Tous ceux qui ont croisé Putnam ont été frappés de sa grande générosité lors de colloques, où, après avoir débattu avec les philosophes majeurs du moment, il manquait rarement les présentations d’étudiants, qui avaient ainsi l’occasion et parfois la surprise de défendre leur texte « devant Putnam ». Francophile et francophone, pédagogue d’une clarté exceptionnelle, progressiste plus discret mais aussi radical que Rorty, grand marcheur, esprit curieux, philosophe et collègue aimé de tous, c’est un trait d’union entre la meilleure philosophie du XXe siècle et celle du XXIe qui vient de disparaître.

On peut lire avec profit l’entretien paru l’an dernier dans l’European Journal of Pragmatism and American Philosophy, où il exposait à la fois son itinéraire et sa vision particulière du pragmatisme. Il y a presque vingt ans, il avait donné une autobiographie intellectuelle dans la revue Daedalus, sur « Cinquante ans de philosophie, vus de l’intérieur ».