Texte donné en janvier 2015 dans le cadre du colloque La philosophie américaine et ses lecteurs français
Introduction
La relation à double sens entre James et Renouvier est un fait censément bien balisé dans l’histoire de la philosophie. On connaît, depuis sa publication par Perry, le passage du journal intime de James en 1870, où il consigne la révélation que fut pour lui la philosophie de la liberté de Renouvier : ayant lu le philosophe français au plus fort d’une crise philosophique, James nous dit qu’il a choisi de suivre son exemple, et de « croire librement à la liberté », ce qui allait ouvrir la voie à l’ensemble des essais rassemblés quelque vingt-cinq ans plus tard dans La Volonté de croire. On sait également que la revue philosophique de Renouvier, La Critique philosophique, a accueilli et traduit l’un des tout premiers articles de James en 1878. Ces points sont connus… peut-être trop connus, car ils semblent avoir découragé des enquêtes plus poussées sur les relations philosophiques entre les deux hommes, entre le « vieux lion », au fait de sa gloire, et le jeune James, de 27 ans son cadet, en un moment décisif de sa formation philosophique.
Il n’y a en effet, étonnamment, que très peu d’études sur ce thème, et celles qui sont détaillées portent en général sur un aspect de la doctrine de la volonté de croire, alors même que la Critique philosophique regorge de références à James sur différents sujets, que la correspondance entre les deux hommes a été éditée et traduite dès 1929 et que de nombreux textes de James, au moment où éclate la querelle du pragmatisme, après 1904, ne furent d’abord disponibles que sous cette forme. C’est à l’éclairage de cette relation singulière que ce texte sera consacré : que représentent Renouvier et sa revue pour James ? Et surtout, puisque nous traitons aujourd’hui des « lectures » de la philosophie américaine : quel intérêt le jeune James, qui n’avait encore rien publié, pouvait bien représenter pour Renouvier, pourquoi cet intérêt pour la philosophie américaine dans les colonnes d’une publication néo-kantienne ?
Formuler les choses ainsi, même avec prudence, c’est déjà avoir décidé d’une part importante de la question : l’objet même de « philosophie américaine » est encore indécis, dans la années 1870. On n’est plus dans la négation assenée par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, mais l’activité philosophique est à peine en train de se spécialiser. Pour certains contemporains, comme le consigne un célèbre article de Mind en 1879, les philosophes sont aussi rares, dans les années 1870, que les « serpents en Norvège ». Pourtant, elle est en train de se professionnaliser et d’apparaître dans les revues, et l’on peut soutenir que la publication de James, par Renouvier, a contribué à faire émerger une philosophie américaine, visible de l’extérieur, de la communauté philosophique européenne notamment, de la même manière que la Revue philosophique de Ribot a contribué a rendre Peirce visible en le traduisant dès la fin des années 1870. C’est cette période qui est souvent négligée, alors même qu’on reconnaît mieux aujourd’hui l’importance de la période précédente, et notamment la stature philosophique d’Emerson.
Pour traiter de la question singulière de la relation James/Renouvier à la lumière de cette préoccupation plus générale, je me donnerai ici une période un peu plus limitée que la carrière de James dans son ensemble : il s’agira de le suivre des premiers écrits à l’importante série d’articles de 1884-1885 qui allaient être si importants à la fois pour la psychologie et pour l’œuvre philosophique, c’est-à-dire précisément jusqu’au point où les itinéraires philosophiques de James et de Renouvier commencent à diverger. Je vais donner des éléments permettant de voir en quoi la Critique philosophique est un cadre hospitalier pour le jeune James, mais aussi en quoi, dès la fin de cette période, des différends importants se font jour, sur la conscience notamment, ce qui donne lieu à une situation paradoxale, où l’organe même qui a contribué à faire connaître James se retrouve à rebours de plusieurs de ses thèses importantes, avant la publication des Principles, et encore plus avant le Pragmatisme.
Le philosophe de la liberté
Revenons un instant sur l’intérêt que pouvait présenter Renouvier. Son influence sur James n’a nullement échappé aux contemporains : ainsi Horace Kallen, juste après la mort de James, a pu écrire que « c’est de France que William James a reçu sa première inspiration philosophique, de France qu’il a reçu sa première reconnaissance et les plus grands honneurs. » Il ne parlait alors pas de Bergson, qu’il connaissait bien également, mais de Renouvier et c’était une référence tout à fait claire au rôle complexe de ce dernier dans la diffusion des idées de James, à la fois comme inspirateur et comme promoteur. De fait, l’ombre portée de Renouvier se fait sentir d’un bout à l’autre de la carrière de James. On a évoqué le journal intime de James, qui, pour le 30 avril 1870, consigne les impressions laissées par les Essais de Critique générale :
J’ai fini la première partie des Seconds Essais et je ne vois pas de raison de penser que sa définition du libre-arbitre — retenir une idée parce que je choisis de le faire alors que je pourrais avoir d’autres idées — devrait nécessairement être la définition d’une illusion. En tout cas, je vais estimer pour l’instant, jusqu’à l’année prochaine, que ce n’est pas une illusion. Mon premier acte de libre arbitre sera de croire au libre arbitre.
Près de quarante ans plus tard, James mettra au frontispice de son ouvrage inachevé, Quelques problèmes de philosophie, l’inspiration pluraliste de Renouvier :
Charles Renouvier fut une des plus grandes figures philosophiques et, n’était l’impression décisive qu’il me fit dans les années 1870, par sa défense magistrale du pluralisme, j’aurais pu ne jamais me libérer de la superstition moniste dans laquelle j’avais grandi. C’est pourquoi, me sentant éternellement reconnaissant, je dédie ce livre à la mémoire du grand Renouvier.
Exactement entre les deux, les Principles seront également dédiés à François Pillon, le lieutenant de Renouvier, ce qui est important, car cela revient à inscrire un travail portant sur l’esprit sous l’égide d’échanges philosophiques parus dans la Critique, et c’est un bon guide de lecture du livre, qui est tout autant un panorama des psychologies fin de siècle qu’un ouvrage sur la philosophie de la psychologie.
James avait repéré Renouvier en 1868, année pendant laquelle Renouvier avait publié une note sur l’état de la philosophie en France, dont James avait relevé à quel point elle différait — pardon ! — « du mièvre délayage » (namby pamby diffusiveness) qui est celui de la plupart des Français (COWJ4, 342). Mais leurs échanges débutent véritablement en 1872, alors que James écrit à Renouvier pour lui demander un exemplaire de la Recherche d’une première vérité, de Jules Lequier, que Renouvier évoque souvent, et le félicite d’avoir proposé une conception intelligible et raisonnable de la liberté, source chez lui-même d’une véritable « renaissance de la vie morale ». Il est difficile de dire quelle idée de Renouvier à ce sujet serait la plus importante, mais à coup sûr, on trouverait, comme point commun à tous ces développements, la conception renouviérienne de la volonté, conçue comme capacité à retenir une idée au centre de l’attention au détriment des autres ; le lieu d’exercice de la volonté, ce sont les idées et ces idées engendrent elles-mêmes leurs effets. Le véritable chapitre sur la liberté, dans ces Essais, ne se situe pas tant dans le chapitre sur la volonté que dans celui sur la certitude, ou plutôt : les deux traitent de deux facettes d’un même problème.
Ce n’est pas la seule entrée, on pourrait aussi être attentif au fait que Renouvier est un philosophe dont les idées semblent permettre de rejeter les approches absolutistes, il est phénoméniste. Les choses ne nous sont données que comme représentations, et la chose comme représentation est un phénomène. Comme Renouvier le résume nettement dans la préface aux Deuxièmes Essais, « le mot être exprime le rapport, tant dans l’acceptation générale que dans toutes les acceptions particulières », mais aussi : « Un être est une fonction. La définition des êtres, dans les différentes sphères de la connaissance est celle des fonctions qui les constituent, et en dehors desquelles rien de réel n’est connu ni connaissable. » (p. III). Autrement dit, avant Cassirer, Renouvier nous dit clairement que la substance, c’est la fonction. Tout est affaire de relations. Mais c’est aussi un auteur dont le système peut être lu comme une solution de rechange aux conceptions déterministes de la plupart des auteurs empiristes qui sont les contemporains de James. C’est un point sur lequel James insiste bien dans la notice qu’il consacre en 1873 à la Critique Philosophique qui fêtait sa deuxième année.
L’univers connaissable est pour lui, comme pour l’école de Mill et de Bain, un système de phénomènes, et la métaphysique est une analyse ou un inventaire de leurs éléments. Mais parmi ces éléments, il découvre la possibilité, qui est refusée par l’empirisme britannique, de commencements réels, ou en d’autres termes, du libre arbitre. (…) Puisque nous pouvons affirmer le libre arbitre, quoi de plus pertinent que le fait que son premier acte soit celui de son affirmation par lui-même ? Si bien que nous avons un acte intronisé au cœur de la pensée philosophique. La liberté devient le centre du système, qui devient par là une philosophie morale… ECR, 266.
James allait être durablement frappé par le fait que, s’il n’y a pas de solution théorique au dilemme entre le déterminisme et la liberté, la solution ne peut être que pratique : « que la liberté se prononce sur sa propre existence », dit Renouvier.
Il est frappant qu’alors que Renouvier félicite James pour avoir décrit correctement le nouveau criticisme, c’est-à-dire sa forme révisée de kantisme, James voie en Renouvier le représentant insigne d’une « tendance lancée par Hume ». Toute l’ambiguïté roule sur le terme de « phénoménisme » qui peut être lu de ces deux points de vue. On peut à ce sujet emprunter à Pillon le résumé qu’il avait donné de la philosophie de Renouvier juste après la mort de ce dernier : « les principes essentiels par lesquels le criticisme réformé ou néocriticisme s’oppose au criticisme de Kant consistent dans la triple négation des noumènes, de l’infinité de quantité et du déterminisme universel des phénomènes. D’autre part, par la place importante qu’il accorde aux catégories ou lois de la raison, il s’oppose au phénoménisme empirique de David Hume. Il est très exactement caractérisé par les termes de phénoménisme rationnel, de finitisme et de libertisme. » (AP, 1903, 310). Les trois premiers points étaient sans doute bienvenus pour le tempérament empiriste et indéterministe de James, les seconds davantage de l’ordre d’une interrogation soutenue, même si la solution jamesienne allait consister non pas à « rajouter » des catégories à l’empirisme de Hume, mais à affirmer que ce dernier n’avait pas été assez radical dans son empirisme, en ne faisant pas droit à notre expérience des relations. En tout cas, pour un temps au moins, ils pouvaient avoir le sentiment de faire route commune, Renouvier lisant James comme formulant de manière originale et saisissante les postulats pratiques de l’activité théorique, James lisant Renouvier comme une critique radicale de superstitions philosophiques alors dominantes.
Il y aurait encore une dernière manière de faire ressortir leurs points communs, à la manière de Wahl dans sa thèse de 1920 sur le pluralisme. Le rôle de Renouvier est, si l’on suit Wahl, celui d’un catalyseur philosophique qui permit à James d’aiguiser ses idées, en particulier dans la critique de la « triple illusion de l’infinité, de la substance et de la nécessité » (PPAA, 103). Plus important, la reconnaissance du caractère irréductible du temps aurait fait voir à Renouvier comme à James plus tard un univers fait de « pulsations de temps, des poussées discontinues dans la durée » (PPAA, 105). De fait, James lui-même avait relevé ce point dans sa recension de la Nouvelle Monadologie, insistant sur la cosmologie de Renouvier, où « le monde, pour autant qu’il est réel, est comme une immense pulsation composée d’un nombre, inassignable bien qu’à tout moment déterminé, de pulsations élémentaires concertées et de différents degrés. » (ECR, 443). A cela se joint la reconnaissance aussi du mal radical qui seul donne sens à l’attitude mélioriste, et l’on a ainsi, avec le pluralisme et la possibilité du mal, deux dimensions communes aux deux auteurs, qui devaient intéresser James jusqu’à la fin.
Le fondateur d’une « philosophie américaine »
Mais cela ne nous dit pas ce que devient James dans ce contexte. Au-delà de l’échange épistolaire, il devient vite un contributeur important de la Critique philosophique. L’année 1878 est décisive de ce point de vue : Renouvier publie les « Quelques considérations sur la méthode subjective », écrites directement en français par James, et qui étaient une défense de l’indéterminisme et un plaidoyer pour l’efficacité du libre arbitre, en droite ligne avec les principes de Renouvier. La question, disait James, était de savoir « si l’on est en droit de repousser une théorie confirmée en apparence par un nombre très considérable de faits objectifs, uniquement parce qu’elle ne répond point à nos préférences intérieures » (Eph, 23). Il ne s’agissait pas là, évidemment, de défendre l’adoption d’une thèse que tout réfutait, mais plutôt de réfléchir à ce qui guide l’adoption d’une philosophie, lorsque plusieurs positions sont en concurrences et que rien ne permet de trancher définitivement en faveur de l’une ou l’autre. L’argument de James était à la fois critique et constructif : critique car il montrait que dans certaines versions scientistes de philosophie s’exprimaient des choix qui n’étaient pas forcément argumentés, bref que s’y jouait un tempérament philosophique. L’argument était constructif car il s’agissait au fond de relier l’adoption d’une philosophie, concernant par exemple le « pessimisme » ou « l’optimisme », aux préférences, affects et postulats philosophiques qui la sous-tendaient, et de dire que ce choix n’était pas déterminé de manière univoque par les « faits », par les « données », mais que la nature tout entière de l’homme s’y exprimait. Si James n’utilise pas l’expression kantienne d’intérêt de la raison (sans doute parce qu’il ne partage que bien peu la vision qu’en a Kant), que nous retrouverions sans peine ici en forçant le trait, il pense que la position qu’il défend permet, contre la philosophie pseudoscientifique de Spencer par exemple, de libérer deux facultés, en nous proposant « en vertu d’un acte de croyance, un but qui ne peut être atteint que par nos propres efforts » et en nous incitant « courageusement à l’action dans les cas où le succès n’est pas garanti d’avance. » (W Eph, 30). Cet article est le seul qui sera écrit directement pour la Critique, pour les autres, un scénario bien huilé se répète : James envoie un article paru dans Mind ou le Journal of Speculative philosophy, Renouvier demande les droits et le traduit, James lui écrit pour le remercier et lui redire que son temps serait mieux employé à écrire plutôt qu’à traduire son humble prose, mais au total, ce sont l’essentiel des chapitres 1 à 5 de la Volonté de croire, le Dilemme du déterminisme, Le sentiment de rationalité, Action réflexe et théisme, les Grands hommes et leur milieu, qui paraissent dans les colonnes de la Critique, ainsi que quelques futurs chapitres des Principles, dont « Le sentiment de l’effort » et « Brute and Human Intellect ». De ce fait, James n’est pas un contributeur mineur de la Critique entre 1878 et 1884, il est le seul auteur étranger régulier de la revue. Les lecteurs de la philosophie américaine, autour de 1880, ce sont au moins ceux de la Critique.
Par ailleurs, en plus de ses courtes introductions, Renouvier lui consacre un long développement dans le tome 2 de l’Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, en 1885, à un moment où James n’est connu que pour des articles, en distinguant trois points qui lui semblent sceller l’originalité de James : ses aperçus sur la nature triadique de l’action, sur la nature téléologique de l’esprit et sur la foi. Renouvier reproduit de larges portions des articles de James traduit dans la Critique, insistant sur les passages où James montre que dans tous les produits de l’esprit, sensation, représentation et action sont indissolublement liées, comme il avait montré dans son article sur Spencer et sa définition de l’esprit comme correspondance que pour comprendre l’intentionnalité (qui est visée à travers cette idée de « correspondance »), il fallait sans doute un sujet et un environnement, mais tout autant des buts, des intérêts, des fins, que la correspondance était toujours correspondance d’un terme à un autre d’un certain point de vue. Cette idée, qui est sans doute essentielle pour le pragmatisme de James, avant que le nom ne soit introduit, a été présentée une première fois au lecteur français, dès le milieu des années 1880.
Le fait qu’il s’agisse là d’une véritable plateforme pour James ne fait guère de doute : Delboeuf par exemple consacre plus de quinze pages, dans la Revue philosophique, au sentiment de l’effort, tout juste traduit dans la Critique, à laquelle il renvoie explicitement (Bergson lui-même se référera à ce même article dans les Données immédiates). C’est le cas aussi d’auteurs plus confidentiels, mais néanmoins perspicaces, à l’image d’un certain Charles Jeanmaire, qui dans son Idée de la personnalité humaine dans la psychologie moderne, de 1882, a une référence appuyée à James, relevant le lien étroit entre croyance et volonté, et chez Renouvier et chez James : « si la volition, considérée en elle-même, ne consiste qu’à agir sur les idées, pour les maintenir, les suspendre, les écarter, en quoi diffère-t-elle de la croyance, qui est aussi un acte par lequel nous acceptons ou repoussons les idées? M. James, à l’exemple encore de M. Renouvier, pense que la différence n’est pas grande.”(op. cit., 315). Autrement dit, on a, en France, dans les années 1880, des lecteurs qui ont très bien perçu que les deux termes que James allait unir dans la Volonté de croire, ne désignent pas un objet possible pour la volonté, parmi d’autres (vouloir croire comme on dirait vouloir rêver, vouloir manger, vouloir être un oiseau, vouloir ce que l’on n’a pas), mais deux aspects d’un même processus.
Renouvier voit également en James un allié, dans la résistance au hégélianisme. On sait qu’à l’époque James était en guerre contre l’absolutisme de ses collègues hégéliens, qu’il s’agisse de Palmer ou du tout jeune Royce ou encore de T.H. Green. Déjà, le sentiment que James avait de devoir refuser cette vision d’un univers-bloc, où tout est dans tout, où le nouveau n’est qu’apparence, trouvait un secours précieux dans les critiques que Renouvier avait données de la doctrine de la “Chose”, contre l’idée que toute partie de l’univers renfermerait à titre de propriété l’ensemble de ses relations à toutes les autres parties, ce que l’on allait appeler thèse des relations internes. Cette cible philosophique, qui allait l’occuper pendant toute la longue recherche des linéaments de son empirisme radical, il l’avait déjà caractérisée à sa manière, dans « Expérimentalisme et Absolutisme » :
L’univers « absolutiste » me donne l’impression d’étouffer avec son omniprésence impeccable et infaillible. Sa nécessité, sans possibilité, et ses relations, sans sujet, me font me sentir comme si j’avais conclu un contrat sans clause de sauvegarde, ou plutôt comme si je devais vivre dans une grande pension de bord de mer sans pouvoir disposer d’une chambre privée où trouver refuge loin de la société de l’endroit. ERE, 199.
Mais il allait encore plus loin dans la correspondance, affirmant ainsi dans une Lettre du 27 décembre 1880 : « c’est une chose étrange, en fait, que cette résurrection de Hegel en Angleterre et chez nous, après son enterrement en Allemagne. Selon moi, sa philosophie ne manquera pas d’influer fortement sur l’évolution de notre christianisme libéral. Elle lui fournit cette armature quasi-métaphysique qui lui a toujours fait défaut, tout en étant, au fond, trop vermoulue (rotten) et trop charlatanesque pour durer. Elle peut encore faire œuvre utile en réagissant contre le matérialisme évolutionniste, seulement cet évolutionnisme est fertile, tandis que l’hégélianisme est la stérilité même. » C’est là un point d’accord, qui laisse deviner en filigrane ce qui sera un point de désaccord entre les deux hommes : James pense que le hégélianisme peut donner des armes contre le matérialisme de certains évolutionnistes, mais c’est au fond pour séparer, dans cet héritage, le bon grain de l’ivraie, et séparer l’idée d’évolution du carcan métaphysique abstrait dont on l’avait parfois affublé. Pour Renouvier, un tel usage n’est pas même pensable, car il condamne au fond tout autant Hegel que l’idée d’évolution. Il reste que c’est en lisant le texte de James, Sur quelques hégélismes, que Renouvier fait cette prophétie : « Votre originalité, votre vue directe de ce qui est vraiment à voir ne peuvent que perdre par l’abondance des lectures, et surtout des livres allemands de philosophie. Il me semble, quand je vous lis, que vous êtes appelé à fonder une philosophie américaine. Il ne faudrait donc pas sacrifier aux dieux étrangers. » (5 septembre 1882). C’est donc dans ce combat commun contre une forme de métaphysique abstraite que James pourrait trouver à la fois sa voix propre et aussi « fonder » une philosophie américaine, les italiques indiquant le caractère inédit de ce qui est ici envisagé.
Désaccords
Si Renouvier reçoit avec un enthousiasme certains des articles de James au début des années 1880, ce n’est assurément plus tout à fait le cas quand il reçoit « Qu’est-ce qu’une émotion », qui devait en 1884 présenter l’essentiel de la théorie dite James-Lange des émotions, et plus encore peut-être quand il reçoit « Quelques omissions dans la psychologie introspective », qui est excessivement important pour la pensée de James car c’est la première version du chapitre célébrissime sur le « Courant de pensée » des Principles. A partir de là, le ton ne sera plus tout à fait le même, même si jusqu’au bout, James dira sa fidélité à Renouvier.
Renouvier avait en fait de sérieuses objections à l’égard de points cardinaux de la psychologie de James et, sans doute, cette phrase, qui portait sur les articles de James sur la perception de l’espace, où ce dernier prenait le parti des sensationnistes Stumpf, Hering et Mach contre Helmholtz, résume-t-elle assez bien la tonalité de leurs échanges futurs. « Mes habitudes d’esprit kantiennes rendent la lecture et la compréhension de vos tournures d’esprit plus difficiles que je ne le souhaiterais » (27 mars 1887). De même l’intérêt de James pour les recherches psychistes n’était pas du goût de Renouvier. Des désaccords explicites se faisaient jour et l’on pourrait dire que deux processus symétriques s’engageaient : du point de vue de James, les différences entre Renouvier et le rationalisme étroit qu’il combattait étaient de moins en moins évidentes ; pour Renouvier et ses proches, James semblait aboutir à des conclusions incompatibles avec ses premiers engagements philosophiques.
C’est le cas pour la thèse de James sur les émotions, c’est vrai aussi pour ses nouvelles thèses sur la volonté, c’est sans doute encore plus le cas pour ses thèses sur la conscience. Le temps étant limité, j’évoquerai brièvement la discussion sur l’émotion, et un peu plus en détail la discussion sur la conscience.
Sur ce point, le désaccord est clair : les propos de James sur le « courant » et la continuité de ce dernier, que nous connaissons tous car c’est là que James parle des « parties substantives » et « transitives » du courant de pensée, qu’il compare au vol d’un oiseau qui se perche de branche en branche, n’étaient pas du goût de Renouvier, dans la mesure où selon lui les thèses de James interdiraient de parler de manière rationnelle de nos facultés intellectuelles.
« Quant à vos courants de pensée, votre effort pour entrer dans To apeiron et le continu des états successifs est certainement intéressant. Mon objection serait que la fonction psychique humaine n’est rationnelle que grâce à des groupements de phénomènes sous différents concepts catégoriques qui portent l’ordre et la classification dans la multitude de ces impressions et idées qui forment un infini apparent. Ce sont là, ce me semble, les principaux des chefs de file qui conduisent les phénomènes sensibles, ce sont encore les jalons et les points de repère de l’entendement. Comment classer et faire de la science, en psychologie, sans reconnaître un fondement intellectuel propre à des termes généraux tels que où, qui, quand, quoi, par quoi, pour quoi, etc. ? » (RMM, 1929, 2014).
En gros, l’objection de Renouvier consistait à contester le point de départ même de James, qui prétendait faire porter au courant de conscience lui-même ces accents, ce qui, ce quoi, ce où. Cela revient pour Renouvier à dire que pour la conscience, ce qui en est, c’est ce que nous pouvons en connaître, et que ce que nous pouvons en connaître est déjà structuré comme tous les phénomènes, par des catégories, alors que James veut défendre les droits de cette expérience du flux. Il s’agit précisément pour lui de guérir la psychologie de cette habitude qu’elle a de penser que, parce que les mots qu’elle utilise pour parler de la conscience sont discrets et séparés, cette dernière ne peut exister que sous cette forme. La réponse de James fut tout aussi ferme que la critique :
Vous m’accusez d’introduire To Apeiron dans l’esprit, dont les fonctions sont essentiellement discontinues. Les concepts catégoriques dont vous parlez sont des concepts d’objets. Toute donnée de la conscience dont nous faisons un objet par la réflexion nous apparaît comme un objet discontinu – d’où la psychologie anglaise des « idées » et de leur association. Mais avant que la réflexion s’exerce sur elle,· la conscience est sentie, et comme telle est continue, c’est-à-dire qu’elle nous permet, en puissance, d’y faire des sections n’importe où, et de traiter la portion comprise dans ces limites comme une unité. Elle est continue comme le sont l’espace et le temps. Et je suis prêt à admettre que, pour cette raison, elle n’est pas plus une chose en soi qu’ils ne le sont. Mais de même que nous les divisons arbitrairement, de même je dis que nos divisions de la conscience sont les résultats arbitraires du traitement conceptuel auquel nous la soumettons. La psychologie ordinaire insiste au contraire sur· ce point que la conscience est naturellement discontinue et que les divisions appartiennent à certains endroits. C’est, il me semble, comme si l’on disait que l’espace existe en cubes ou en pyramides, abstraction faite de notre construction de ces figures.
Conclusions
Les histoires de la réception du pragmatisme ne peuvent se limiter à la réception de James, qui n’en est pas le seul représentant et dont la philosophie ne se limite pas aux textes sur le pragmatisme, même en prenant cette notion en un sens large, mais si elles n’incluent pas dans leurs analyses les lectures faites par les contemporains de James avant le tournant du siècle, elles manquent par définition une partie importante de leur objet. Ce sont toute les années correspondant au début de la Troisième République, jusqu’au tournant du siècle, qu’il faut réintégrer résolument dans les études de la « réception » de la philosophie américaine.
Par ailleurs, comme toutes les relations, celle qui passe entre James et Renouvier n’est pas univoque, elle a des effets différents sur chaque terme de cette relation, et elle ne saurait se limiter aux moments d’accueil réciproque et d’inspiration. Il y a une dimension naturaliste, évolutionniste, chez James, il y a également une thèse de fond sur la primauté du continu et même du vague, l’analyse étant pour ainsi dire toujours seconde, qui sont à rebours de présupposés fondamentaux de Renouvier et de l’équipe de la Critique philosophique. Autrement dit, si l’on devait limiter James à ce qui en apparaît dans les colonnes de cette Critique, on aurait un James avant qu’il ne soit devenu lui-même, et en particulier l’empiriste qu’il est, ce qu’il a bien perçu lui-même et très tôt dans ses échanges avec Renouvier :
« Les philosophes doivent se séparer dès qu’ils ont extrait leurs sucs (juices) respectifs ; c’est-à-dire que, si chacun travaille sur sa propre voie, il arrive inévitablement un jour où ils ont cheminé de concert aussi loin qu’ils le pouvaient, et après cela ne subsistent qu’une accentuation et un lissage des différences, sans plus de changement.» (William James, Lettre à Alice H G James, 1883)
Cette forme de vampirisme philosophique a un sens moins sombre sans doute : il est utile mais ne doit pas conduire à gommer ce qui se passe après que les philosophes ont cheminé de concert, et qui est sans doute, à en croire James, le plus décisif dans l’entreprise philosophique.