Octobre 2014. Une version de cette conférence est parue dans Raison Présente, été 2015.
Tout a été dit sur le progrès[1] : c’est à la fois une idée banale et paradoxale, puisqu’elle désigne aussi bien le mouvement (la progression) que le but (le « mieux » plutôt que le « pire ») et la manière dont nous serions en route vers ce « mieux », sachant que, précisément, nous ne pouvons pas sortir de la trajectoire qui est la nôtre pour juger tranquillement si telle ou telle chose en ce moment est un « progrès » ou non. Il y a là-dedans le même vertige au fond que si nous essayons de penser une accélération de l’histoire – par rapport à quoi ? Quelle serait la vitesse « normale » de l’histoire ? Quelles en sont la norme et la direction ? C’est aussi une idée dont la négation est au fond aussi révélatrice que l’acceptation silencieuse. Bien souvent, dire que nous ne sommes pas, ou plus, dans une période de progrès, c’est dire que nous serions en quelque sorte détournés de ce qui devrait être la juste voie des choses, que nous sommes en retard par rapport au progrès qui devrait être le nôtre. Nous ne savons pas non plus toujours si c’est quelque chose que nous pouvons constater, comme le temps qu’il fait, comme le décalage vers le rouge des galaxies, quelque chose qui pourrait se faire sans nous (une forme de progrès « automatique »), ou bien au contraire quelque chose dont nous pourrions nous créditer. Rester dans l’indécision là-dessus, c’est se retrouver dans la position de ce personnage de Labiche qui déclare, lors d’une journée ensoleillée : « Ce n’est pas pour me vanter, mais il fait beau ». Savoir ce qui progresse n’est pas évident non plus : est-ce que le changement, le mouvement, voire l’accélération, sont un progrès, voire des progrès ? Est-ce que l’accroissement des connaissances lui-même est un critère suffisant ?
Il s’agira ici d’observer ce que devient l’idée de progrès dans un cadre philosophique qui devrait être prudent à son égard car il est méfiant envers l’idée de sens de l’histoire et qui est également un mouvement qui considère que les théories scientifiques sont faillibles, ce qui ne veut pas dire bien entendu, qu’elles sont fausses, mais qu’elles peuvent toujours être révisées et qu’elles le sont du reste. Loin de la refuser, ce courant la conserve sous une forme révisée, pour mieux la défendre face à diverses formes d’obscurantisme, de nihilisme et de conservatisme. Il en récuse en effet certaines composantes classiques de cette idée et il s’agira ici de mettre en regard ce que ce mouvement dit sur le progrès de la connaissance et ce qu’il dit sur un éventuel progrès en matière de valeurs.
Enquête et progrès
On peut soutenir que la théorie de l’enquête des pragmatistes est une machine à penser les progrès de la connaissance. Sans entrer dans tout le détail de leurs idées, il est important de retenir trois aspects qui peuvent éclairer la réflexion.
Premièrement, la connaissance n’est pas pour eux uniquement un résultat, elle consiste tout entière dans la manière dont on répond à une question donnée, ou encore dont on résout un doute initial, c’est pour cela qu’ils mettent au centre de leur épistémologie la notion d’enquête, notion qui pour eux recouvre tout aussi bien l’enquête classique de l’historien ou du détective que le lent et patient travail du chimiste, du géodésiste, de biologiste, et même du mathématicien. Ils sont sensibles au fait que si l’on rassemble de purs résultats, parler de connaissance à leur sujet est éminemment problématique. Rassembler en un lieu et un seul la connaissance des siècles passés, la rendre ubiquitaire, ce n’est pas assez ; ce qui fait par exemple la richesse de Wikipedia, qui les aurait sans doute puissamment intéressés, ce n’est pas la page elle-même dans son état instantané, c’est le processus par lequel elle peut être sans cesse rectifiée, notamment par des enquêteurs qui n’enquêtent pas uniquement sur internet. Le point d’arrivée compte, mais ce qui importe tout autant, c’est la progression vers ce but, ce que le sens commun perçoit bien, puisque l’on peut admettre qu’une démarche reste strictement scientifique quand bien même elle ne parviendrait pas au résultat qui était visé au départ.
Par ailleurs, Peirce pense que les enquêtes sont des moyens de répondre à des doutes initiaux, et il est sensible au fait qu’il y a diverses manières dont nous pouvons faire taire des doutes : il distingue ainsi ce qu’il appelle la méthode de « ténacité », qui consiste à continuer à croire ce que l’on croit déjà, la méthode d’autorité (parfois appelée « despotique ») qui consiste à décourager l’expression du doute chez autrui, la méthode a priori, qui consiste à adopter une croyance parce qu’elle correspond à quelque chose qui nous semble évident ou nécessaire (ce n’est pas toujours une bonne idée, je risque d’être déçu si je pense pouvoir faire la trisection d’un angle avec une règle et un compas), et ce qu’il appelle enfin la méthode scientifique, qui n’est pas utilisée seulement par les scientifiques ni même toujours par eux du reste, qui consiste à estimer que le résultat de l’enquête est ce vers quoi convergeront des enquêteurs indépendants, parfois partis de prémisses tout à fait dissemblables. Cet inventaire des modes de fixation de la croyance fait en outre apparaître que la méthode scientifique est la seule qui se détermine par rapport à quelque chose qui n’est pas déjà présent au début de l’enquête et qui est produit par elle. Dans les trois premiers modes, ce qui servait de repère au fond, c’était ma croyance initiale, la manière dont une institution cherchait à décourager un doute donné, c’était un ensemble de principes et de normes préalables, mais il s’agissait bien de fixer des croyances antérieures ; le quatrième mode est le seul qui intègre le fait que la croyance dont on est parti n’est pas celle que la méthode permettra de fixer.
Enfin, Peirce, comme Dewey plus tard, ne pense pas que la connaissance soit magiquement produite, voire construite, par la société, mais il pense que le véritable sujet de l’enquête, ce n’est pas le chercheur isolé, mais la communauté illimitée des enquêteurs ; la rationalité n’est pas produite par ces collectifs ex nihilo, mais elle en est une propriété.
Le réel est ce à quoi aboutiraient l’information et le raisonnement, et qui est donc indépendant de mes fantaisies comme des vôtres. Ainsi l’origine même de la conception de la réalité montre que cette conception renferme la notion de COMMUNAUTE, sans limites définies, et susceptible d’un accroissement indéfini de connaissances[2].
Nous pouvons poser des questions dont nous savons qu’elles ne rencontreront peut-être pas de réponse de notre vivant, ce qui trahit cette dimension sociale de l’enquête.
En un premier sens, on pourrait donc dire que l’idée que se font les pragmatistes de la connaissance reprend sans nul doute les aspects essentiels de l’idée de progrès, ou encore que la chose qui ressemble le plus au progrès, chez eux, c’est l’idée qu’il se font de la connaissance.
Mais il s’agit bien de comprendre que ce qui est dit ici de l’enquête est aussi ce qui permet de comprendre que nous puissions être détournés durablement et peut-être même indéfiniment du résultat de nos enquêtes. Si les enquêtes sont des choses que nous faisons, comme toutes nos actions, elles peuvent échouer, c’est la première conclusion, et dans certains cas, on peut m’aider à échouer de manière persistante dans mes enquêtes, il n’y a pas de privilège de la première personne. On repère là une première fragilité de l’enquête, et aussi, une première fragilité de l’idée de progrès ; sauf à souscrire, sur le plan historique, à une forme de téléologie, et sur le plan épistémologique, à l’idée que le vrai s’impose de lui-même, nous pouvons rester durablement éloignés des conclusions de nos enquêtes.
Le deuxième point, sur les modes de fixation de la croyance, permet aussi de comprendre que les enquêtes peuvent soit closes trop vite, soient rouvertes indéfiniment. Une grande partie de ce qui a été écrit sur la production du doute et sur l’instrumentalisation de controverses artificielles (comme lorsque l’on affirme, sur un sujet bien documenté, qu’il faut « plus de recherches »[3]) peut assurément être lu à cette aune : ces stratégies ne peuvent fonctionner que parce qu’elles s’appuient sur des dimensions essentielles de l’enquête qu’elles utilisent à d’autres fins.
Enfin, une connaissance, qui est une richesse commune, peut être confisquée (parce que des parties se trouvent privatisées, soustraites par la censure), elle peut aussi être rendue totalement inopérante, au sens où les éléments restent bien dans le débat public, mais ne semblent plus pouvoir être mis au principe de notre action. Certains pourraient penser qu’il n’y a pas de confiscation dans le très long terme, mais dans une approche finitiste, si nous sommes privés d’une information fiable sur laquelle nous pourrions élever des prétentions légitimes ou fonder des décisions publiques, nous subissons une nuisance tout à fait significative. Même si disposer de connaissances ne signifie pas que l’on se positionnera en fonction de ces connaissances (par exemple aux États-Unis l’attitude à l’égard du réchauffement climatique aura plus à avoir avec l’appartenance politique qu’avec le niveau d’études ou même de la connaissance de la recherche dans les différents domaines de la climatologie[4]), affaiblir la fiabilité de la connaissance ou la disponibilité de prémisses sur lesquelles nous pourrions fonder nos demandes dans la sphère publique, c’est atteindre au type de conversations que nous pouvons avoir sur notre destinée commune.
J’en tire une première conclusion partielle : l’entreprise de connaissance est inintelligible sans le progrès même de cette connaissance, mais la manière dont ce progrès est obtenu dessine aussi les dimensions selon lesquelles il peut être fragilisé.
Si cette fragilité du savoir n’est pas mise au principe de la manière dont le savoir est construit, défendu, transmis, y compris dans la recherche la plus fondamentale, on risque plus en parlant de progrès ou d’accroissement des connaissances de se rassurer à bon compte ou de parler d’une idole. Les pragmatistes sont convaincus que l’idée d’accroissement fait partie de l’idée même de connaissance, mais ils sont tout aussi convaincus du fait que ce processus est fragile et faillible, qu’il ne correspond en rien à un destin inscrit dans la nature des choses. Mill, qui a précédé les pragmatistes, mais leur ressemble par plusieurs points, et qui, pas plus qu’eux, n’est l’optimisme béat que l’on évoque parfois, a ainsi pu écrire:
La maxime selon laquelle la vérité triomphe toujours de la persécution est l’un de ces délicieux mensonges que les hommes se répètent les uns aux autres jusqu’à ce qu’ils deviennent des lieux communs, bien que toute l’expérience les réfute[5].
Accélération, processus et futur
Cette première intuition a guidé leur regard sur le second point, l’usage que nous pouvons faire du savoir: s’ils font assurément droit à la recherche la plus fondamentale (Peirce, qui est un partisan décidé, oppose ainsi le 19e siècle au 18e qui aurait été trop avide d’applications), ils s’intéressent de près aux conditions de la culture scientifique et au type de maîtrise que nous pouvons exercer sur les techniques.
Tout mouvement, tout changement ne peut être tenu pour le progrès ni même pour un progrès. Si quelque chose doit être gardé de l’idée de progrès, c’est l’idée que le présent ne se résume pas à l’instant, qu’en jugeant le présent, nous jugeons les avenirs qu’il ouvre. L’idée de progrès suppose à la fois l’articulation des trois dimensions temporelles, que le présent puisse être réinscrit dans une histoire, et l’idée d’un « mieux », à la lumière duquel on lit cette histoire, et on retrouve là une autre idée qui est aussi centrale chez les pragmatistes et tout particulièrement chez Dewey, qui lui donne le nom de « méliorisme ». Méfiant aussi bien à l’égard des morales déontologiques, qui évaluent une ligne de conduite à partir de principes ou de règles, que des morales téléologiques, qui peuvent évaluer cette même ligne de conduite à partir de ses conséquences attendues, le mélioriste évalue la situation présente du point de vue de son amendement possible, des formes de vie en commun « non réalisées mais réalisables ». Cela suppose que l’on puisse retrouver, dans la complexité du présent, la possibilité d’une action collective pour contrôler les effets des complexes que nous formons avec nos outils, nos institutions, notre environnement.
Or, une des pressions les plus fortes exercées sur l’attitude mélioriste ne tient pas tant à d’autres positions morales qui la condamneraient qu’à un autre phénomène contemporain. La litanie de l’accélération qui serait la marque de notre époque est une machine à aplatir le temps sur le présent, de plusieurs manières : parce que le passé et le futur deviennent moins pertinents, parce que le présent est saturé de demandes contradictoires, que le contrôle de l’attention devient un sport de combat, quand seul n’existe plus que le présent, que nous ne vivons plus pleinement.
Le sociologue allemand Hartmut Rosa avait proposé il y a quelques années[6] un intéressant tableau de ce qu’il appelait l’« accélération sociale », et qui revêt un intérêt certain pour quiconque réfléchit aussi à place du savoir et de la recherche dans notre société. Il faisait du sentiment d’accélération la marque de notre « modernité tardive » et montrait que l’accélération technique (le fait qu’un même résultat soit obtenu en moins de temps grâce à la technique) ne pouvait à elle seule en rendre compte. En effet, la révolution des transports, de l’automatisation, de la robotisation, du numérique, aurait dû conduire à décélérer, c’est-à-dire, en minimisant le temps pris par une opération, à nous donner beaucoup plus de temps libre. Bien entendu, les choses ne se sont pas passées ainsi, car le nombre d’opérations par unité de temps s’est accru dans le même moment et c’est pour cela que Rosa ajoute à la première accélération technique deux formes d’accélération qui la complètent : l’accélération sociale, qui correspond à l’idée que les changements qui s’étalaient auparavant d’une génération à l’autre se déroulent maintenant au sein d’une même génération, que les usages deviennent plus rapidement obsolètes (certains d’entre nous ont appris à installer un pilote sous Windows 95, à programmer un magnétoscope VHS, peut-être même avec un stylo optique, à utiliser un Minitel) ; l’accélération du rythme de vie, qui correspond selon lui à deux choses, à savoir la réduction des temps vitaux (le repas, le sommeil), et la concurrence de plus grande entre activités par unité de temps (le multi-tâche). C’est l’articulation de ces trois types d’accélérations qui constitue une machine infernale car cette dernière accélération pousse à l’accélération technique (via le mantra de l’innovation), qui elle-même permet sans cesse de nouveaux usages, qui accroissent encore la concurrence des sollicitations par unité de temps. Le rapport avec ce que l’on a dit jusque là est triple : (1) ce mouvement concourt à ce que l’on une forme de contraction du présent, (2) il se présente souvent comme une forme de mécanique sur laquelle nous n’avons pas grande prise et concourt à transformer la société non pas en un projet, mais en un immense processus, étrangère à la plupart des catégories qui s’appliquent normalement à l’action humaine, y compris l’évaluation des résultats (3) en faisant disparaître peu à peu l’horizon du futur.
C’est un danger auquel Dewey était déjà sensible il y a près d’un siècle, réfléchissant pendant la Grande Guerre à ce que cette dernière avait d’ores et déjà révélé. Elle avait sonné le glas de l’idée du progrès automatique, très clairement, et aussi, selon lui, interdit de penser tout changement, toute évolution, comme un progrès. La situation sociale aux Etats-Unis avait fini d’entamer cette naïveté :
Nous avons confondu (…) la rapidité du changement et le progrès. Nous avons confondu l’effondrement des barrières, grâce auquel l’avancée est rendue possible, et le fait même d’avancer. Excepté peut-être pour les conservateurs qui ont sans cesse vitupéré tout changement, le prétendant destructeur, ce qui vient d’être dit me semble résumer assez bien l’histoire intellectuelle de l’époque qui est en train de se clore. La situation économique, le problème de la pauvreté, face à la plus grande richesse, le problème de l’ignorance et de justes chances dans la vie, face à la culture et de possibilités sans limites, ont, de fait, toujours contribué à nous rappeler qu’après tout nous avions affaire davantage à une occasion de progrès qu’à un fait accompli. Cela nous a rappelé que les forces qui révolutionnaient la société pouvaient avoir deux types d’effets ; qu’elles étaient effectivement utilisées au service de deux fins différentes et opposées[7].
La qualification des évolutions dans lesquelles nous sommes pris ne peut se faire sans nous, mais il se peut que nous nous sentions détournés du besoin impérieux de le faire. Y renoncer relève d’une paresse tout autant intellectuelle que morale. Dewey donne un nom à cette paresse, la Providence, tout en prévenant bien que les avatars de cette idée sont nombreux, y compris chez ceux qui pensent parler au nom d’une science ou d’une technique :
L’évolution a hérité de la Providence divine tous les biens et avait l’avantage d’être à la mode (…). Le progrès n’est pas automatique, il dépend de l’intention et de visées humaines, et du fait d’accepter ou non la responsabilité de le produire. (…) Je doute que l’histoire tout entière de l’humanité manifeste une éthique aussi vicieuse et démoralisante que la croyance récemment encore répandue selon laquelle nous tous, en tant qu’individus et en tant que classes, nous pourrions tranquillement et complaisamment nous consacrer à accroître nos propres possessions, matérielles, intellectuelles et artistiques, parce que le progrès était inévitable de toute manière[8].
La réflexion sur l’idée de progrès, de proche en proche, nous conduit bien sûr à réfléchir à l’une de ses dimensions les moins discutables, l’accroissement de la connaissance, mais aussi à questionner le politique : chaque fois que se pose sérieusement la question du progrès (lorsqu’il ne s’agit pas uniquement d’accabler ceux qui sont en dehors ou « en retard »), se joue la question de la possibilité du politique aujourd’hui. Nos activités ne sont elles à comprendre que comme des ajustements instantanés ou bien en référence à un futur qui les aimante et qu’elles doivent contribuer à créer ? Comment nous prononcer sur ce que nous faisons tous ensemble, sur ce complexe d’hommes, de vivants, de machines et d’institutions que nous composons ?
Ni les découvertes ni les inventions ne furent le produit de la nature physique inconsciente. Ils furent le produit de l’application et du dévouement humains, de la sagacité, de l’ingéniosité, de la patience et du désir humains. Le problème qui nous fait face, désormais, le problème du progrès relève du même genre, même si son objet est différent. Le problème est de découvrir les besoins et les capacités de la nature humaine pris en bloc, telle que nous la trouvons rassemblée en groupes raciaux ou nationaux à la surface du globe, et d’inventer les mécanismes sociaux qui permettra aux puissances disponibles d’œuvrer à la satisfaction de ces besoins[9].
Or, il est clair que s’il y a un lien profond entre public et avenir, il ne passe pas forcément par la capacité à prédire l’avenir ; il ne dépend pas du fait que l’on parvienne à anticiper correctement ce que ce sera le monde dans cinquante ans, pour la bonne et simple raison que ce type de prédictions, dans le domaine scientifique, constitue souvent l’aspect le plus daté de ce que l’on peut dire sur la science, et pour la raison que les technologies, lorsqu’elles prennent une dimension systémique, ont des effets radicalement in-anticipables ce que nous montre très bien l’histoire des sciences[10]. De l’invention du moteur à vapeur, qui permet de construire des locomotives pour en extraire la puissance, on ne peut déduire la révolution des transports, la transformation de l’art de la guerre, qui permet à des états qui ont deux frontières, comme la Prusse, de projeter des troupes d’un front à l’autre en une nuit. On ne peut déduire non plus que le problème de la synchronisation entre les horloges des différentes gares sera tellement épineux qu’il sera l’une des origines de la théorie de la relativité. De l’invention du moteur à explosion, on ne peut déduire le système autoroutier et la transformation profonde du système de crédits. C’est vrai pour le passé, et il n’y a à vrai dire pas beaucoup de raisons pour qu’il en soit autrement à l’avenir : c’est devenu au mieux une banalité de dire la même chose pour la révolution numérique, ce l’est un peu moins que de se demander quels seront les effets systémiques des technologies de l’amélioration de l’humain, et en particulier de la neuro-amélioration, qu’elle soit chimique, médicale ou use de prothèses. Le fait qu’une communauté politique n’existe vraiment que lorsqu’un avenir commun est visé ne peut donc pas dépendre du fait que l’on effectue de bonnes prédictions sur cet avenir, sinon cela reviendrait à dire qu’il n’y a jamais eu de communauté politique au sens propre. Il s’agit bien en revanche de se sentir concerné par les conséquences de décisions, telles qu’elles sont prises avec les connaissances d’aujourd’hui.
Ce point là est au cœur de ce que Dewey appelle les « publics » et je voudrais ici défendre l’idée que dès que ces publics disparaissent, l’idée même de progrès perd son sens en même temps que nos actions perdent de leur signification. Dewey n’est pas un penseur de l’État, ni un constitutionnaliste, il est même, pour ce qui est de la dimension représentative, assez méfiant envers les partis politiques qu’il a vu fonctionner à Chicago, et il perçoit tout aussi très bien qu’aucun texte ne garantit à lui seul un fonctionnement démocratique ; son souci, dans le Public et ses problèmes, le grand ouvrage de 1927, est de voir se construire sous ses yeux ce que l’on appelle déjà la « grande société », sans qu’aucune grande communauté ne lui corresponde, sans aucun projet politique dépassant le pur fonctionnement présent de l’industrie et de l’économie américaine. Il voit déjà le problème qui est aujourd’hui sous nos yeux.
Ce qui va intéresser Dewey, ce n’est pas le social dans sa généralité, ni la collectivité, ni même la masse mais celle du public, au sens où l’on parle non pas de l’opinion publique en général, comme figure du on-même aurait-on dit dans d’autres philosophies, mais d’unpublic. En ce sens, Dewey prend le contrepied de son contemporain Lippmann qui était très pessimiste sur la capacité de ses contemporains à se prononcer sur l’avenir qu’ils visaient ensemble, et qui écrivait :
… Le rôle du public ne consiste pas à exprimer ses opinions mais à s’aligner ou non derrière une proposition. Cela posé, il faut cesser de dire qu’un gouvernement démocratique peut être l’expression directe de la volonté du peuple. Il faut cesser de prétendre que le peuple gouverne. En revanche, nous devons adopter la théorie selon laquelle le peuple, à travers des manifestations sporadiques où s’exprime la voix de sa majorité, prend seulement parti pour ou contre des individus qui, eux, gouvernent. La volonté populaire ne dirige pas les affaires publiques en continu, elle se contente d’intervenir occasionnellement[11].
Dewey part du fait que tous les éléments, toutes les portions de la nature, ont des mode d’action conjoints propres ; autrement dit, l’association a des effets spécifiques : cela vaut pour la chimie, pour la biologie, Mill l’a vu avant lui, cela vaut aussi pour les humains, à divers titres, eux qui sont non seulement associés entre eux, mais aussi pris dans l’environnement et dans l’ensemble de leurs relations aux machines, il n’a pas fallu attendre la fin du XXe siècle pour que ce soit perçu très clairement par certains penseurs, dont Dewey justement. Ce n’est pourtant pas tant cela qui est nouveau que la manière dont nous pouvons être attentifs ou non à ce que produisent ces effets communs de l’association, qu’on les perçoive comme une pure fatalité, ou bien que, comme lui, on le perçoive comme nous concernant et comme dépendant en partie de nous-mêmes. La question n’est pas de savoir si nous décidons de « faire société », mais de savoir comment nous nous rapportons aux effets de cette vie sociale dans laquelle nous sommes déjà engagés, et surtout comment nous discriminons au sein de ces effets, ceux qui semblent dignes d’être poursuivis :
Ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinctif pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom retenu est « le Public »[12].
Il y a public dès lors que nous nous sentons affectés par ce type de conséquences, souvent celles de décisions prises en notre nom, ou dès que nous anticipons ces conséquences lorsque leurs effets ne se sont pas encore fait sentir, et cela ouvre d’emblée deux types de multiplicités pour ces publics : extensives car ces conséquences peuvent recouvrir des phénomènes de nature très diverses (il y a un public pour le nucléaire civil qui a été affecté par Fukushima, un public pour le syndrome de Charcot, pour le réchauffement peut-être, etc., même si Dewey emploie plutôt la notion au singulier) ; il y a aussi une multiplicité intensive car pour un sujet donné, on ne peut jamais savoir à l’avance si un groupe va se sentir concerné par un sujet qui le concerne. S’il y a éclipse du public, comme Dewey le pense en 1927, si Mill a pu nourrir des doutes sur l’aptitude de ses contemporains à poser la question perfectionniste, c’est que nous pouvons rester indéfiniment indifférents à ce qui nous concerne. Cette forme de relation très particulière que des individus entretiennent à eux-mêmes à partir de cette communauté qu’ils projettent ou à partir de ces effets qu’ils anticipent, Dewey la perçoit bien sous la menace perpétuelle de sa désagrégation. Le public existe par cette visée commune des effets anticipés, et c’est à partir de cela qu’il agit comme public mais c’est également ce qui fait la fragilité d’une telle notion. Il n’y a pas véritablement de progrès, pas d’évaluation d’un présent au nom d’un avenir meilleur, mais au mieux un processus, tant que de véritables publics vivants n’émergent pas.
Or, les publics peuvent ne jamais émerger pour de multiples raisons. Le premier dissipateur est l’Etat, lorsque la bureaucratie et la technocratie en deviennent la forme essentielle : il est une des structurations possibles du public, mais, comme toute institution, il ne vaut que par ce qu’il fait ; nous pouvons ne plus nous reconnaître dans ses actions, ce qui est une des premières causes de désagrégation des publics[13]. Les partis ou les factions sont des machines à couper l’individu des effets de ses actions, lorsqu’ils quittent toute forme de représentation, comme Dewey a pu en faire l’expérience à Chicago. Plus étonnant, selon Dewey, l’évanescence, l’éclipse, du public qui est au cœur du livre peut bien ne pas avoir été voulue, même si tout conspire à la produire. L’industrie du divertissement, relève-t-il, même si elle n’a pas forcément visé à ce résultat, même si elle ne table pas forcément toujours sur le « temps de cerveau humain disponible », peut nous détourner très durablement de constituer un public, c’est-à-dire une communauté intelligente. Les imprimés superficiels, le cinéma, s’ils n’ont pas été créés dans un but de divertissement, peuvent cependant tout à fait pourvoir à cette fin.
La période de « prospérité » actuelle pourrait ne pas durer. Mais le cinéma, la radio, les imprimés superficiels, les voitures et tout ce que ces choses représentent, ne disparaîtront pas. Qu’elles ne soient pas nées du désir délibéré de détourner l’attention des intérêts politiques ne diminue pas leur efficacité à le faire. Les éléments politiques de la constitution d’un être humain, ceux qui sont en rapport avec la citoyenneté, sont poussés dans un coin[14].
Pour Dewey, qui voit déjà une forme d’accélération semblable à celle qu’analyse Rosa, le vrai défi n’est pas de revenir « avant » cette accélération supposée, à tout le moins il estimerait que l’état de perpétuelle dispersion n’est en rien inéluctable. Mais de manière plus profonde et plus subtile, il pense que le défi de l’époque est de constituer, en une ère de mobilité et de vitesse, des « communautés bienveillantes ». Il me semble qu’il pose une question qui est encore celle de notre époque : que signifie se réclamer d’un état meilleur, non réalisé mais réalisable, de notre société, dans un monde où les effets de nos actions sont indissociables de celles de nos machines et de l’ensemble des vivants ? Il demande comment il est même possible de continuer à se prononcer sur le meilleur, mais aussi cette dernière question : qu’allons-nous faire de ce que nous savons ? Sommes nous bien toujours dans une situation où cette question est celle qui compte, et la seule peut-être ?
Références
Allenby, B.R. et Sarewitz, D. The Techno-Human Condition, The MIT Press, 2011.
Dewey, John. The Middle Works of John Dewey, 1899-1924, J. A. Boydston (dir.), Carbondale: S Illinois Univ Pr, 1976.
—–. Le public et ses problèmes, [1927], Paris: Gallimard, Folio Essais. 2010. Tr.fr. J. Zask.
Lasch, Chrstopher. Le Seul et Vrai Paradis, [1991], Paris: Flammarion, Champs. 2002.
Lippmann, W. et Latour, B. Le public fantôme, Demopolis, 2008.
Peirce, C. S. Oeuvres,, Cl. Tiercelin et Pierre Thibaud (éd. et trad.), 2 vols. parus, Paris: Editions du cerf, 2002-.
Proctor, Robert. Golden Holocaust, La Conspiration des industriels du tabac, édité et préfacé par M. Girel, Paris: Les Equateurs, 2014.
Rosa, Hartmut. Accélération, une critique sociale du temps, Paris: La découverte, 2010.
Notes
[1] Parmi les nombreuses monographies, voir Lasch (1991, 2002).
[2] Peirce (2002-), vol. 1, 69 (1868).
[3] Voir Proctor (2014).
[4] http://www.gallup.com/poll/168620/one-four-solidly-skeptical-global-warming.aspx?utm_source=CATEGORY_CLIMATE_CHANGE&utm_medium=topic&utm_campaign=tiles
[5] Mill, De la liberté.
[6] Rosa (2010).
[7] Dewey (1976), [1916], vol. 10, 235
[8] Ibid., 238.
[9] Ibid., 240.
[10] Allenby et Sarewitz (2011).
[11] Lippmann et Latour (2008), p. 81.
[12] Dewey (1927, 2010), 117, trad. modifiée.
[13] Ibid., 153.
[14] Dewey (1927, 2010), 231-32.