« Déjà vu »: la rumeur, le choléra et les chats noirs

La chronique de Stéphane Foucart, dans le Monde d’aujourd’hui, « La Rumeur était presque parfaite », nous emmène vers des contrées inattendues, à mi-chemin entre le cinéma et le théâtre.

En effet, lors d’un moment décisif du film Matrix, Neo (Keanu Reeves) s’écrie « Déjà vu » après avoir observé le même chat noir passer deux fois de suite, avec les mêmes gestes, les mêmes arrêts, les mêmes hésitations, dans l’embrasure d’une porte.  Les autres personnages interprètent aussitôt cette étrange répétition: un « bug » dans la matrice, qui se produit chaque fois que l’on change quelque chose dans son programme. Autrement dit, en laissant de côté ce qui relève de l’intrigue du film lui-même, la répétition du même, sous les mêmes traits, est l’accident, par rapport à l’événement dans sa singularité, dans son unicité, qui devrait être la norme. C’est même ici la répétition qui attire l’attention sur le caractère factice du premier événement, donnant tout son sens à l’expression anglaise: « Le treizième coup de l’horloge », celui qui, lorsque vous l’entendez, vous porte à douter des douze coups précédents et de l’horloge elle-même finalement. Il y a des répétitions, dans certains débats environnementaux, qui ressemblent beaucoup à ce treizième coup, voire au chat noir de Matrix.

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La chronique évoquée fait le point sur une rumeur: l’attribution du développement de l’épidémie de choléra à l’excès de « précautions » devant l’usage du chlore. Elle aussi traite d’un tel chat noir: vous l’aviez vu en 1991, lors d’une épidémie de la même maladie au Pérou,  c’est lui qui repasse en 2010, après l’épidémie en Haïti. Déjà vu. Le premier cas, celui de 1991, a déjà fait l’objet d’une analyse montrant qu’attribuer l’embrasement de l’épidémie à des excès de précaution était infondé; bref, la rumeur avait déjà fait l’objet d’un premier démontage. Celui de 2010 ne semble pas davantage reposer sur des témoignages précis ou des faits recoupés. Mais la même accusation se répète, à près de vingt ans de distance.

Si le chat noir a ici une existence principalement imaginaire donc, il a une fonction tout à fait réelle, criminaliser la « précaution » en montrant ses conséquences prétendument mortelles, et c’est précisément la permanence de ce rôle qui explique celle de l’argument. C’est pour répondre au même besoin qu’on l’élève à nouveau, les faits eux-mêmes devenant finalement secondaires. C’est pour cette raison que les tropes, les arguments rhétoriques récurrents, sont les véritables personnages de nombreux débats environnementaux: ce sont eux qui reviennent, à peine changés, d’un film à l’autre. Il est en effet frappant de voir ces arguments ressurgir à l’identique dans des débats environnementaux fort différents, à des années ou des continents de distance. C’était l’un des acquis les plus solides de l’ouvrages de Naomi Oreskes et Erik Conway sur les Marchands de doute: montrer que non seulement on retrouve les mêmes arguments, à peu de choses près, dans des débats aussi différents que le réchauffement climatique et le tabagisme passif (multifactorialité, instrumentalisation de l’incertitude etc.) mais ce sont les mêmes acteurs qui les ont martelés sans relâche au cours des années 1990. Le même chat passe et repasse infiniment dans le débat public, sans que l’on ne s’en étonne plus, par lassitude ou par indifférence. L’historien des sciences Robert Proctor a ainsi pu dresser, dans Golden Holocaust,  une liste des 15 arguments récurrents dans toutes les affaires judiciaires concernant le tabac, à tel point qu’on pourrait les formuler sous forme de maximes, et classer à l’avance tout témoignage à venir, comme suit:

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R Proctor Golden Holocaust, Chapitre « L’ Agnotologie en action »

Il faudrait donc inventer sans doute, pour les débats qui nous intéressent ici, une forme de journalisme scientifique qui soit à la fois d’investigation et d’anticipation: sur un sujet donné, quels sont les arguments, voire les acteurs, que l’on est à peu près sûr de voir réapparaître, quel que soit le sujet? Cette possibilité n’a pas échappé à Stéphane Foucart, qui a formulé au sujet de ce type de répétitions ce que l’on pourrait désigner à sa suite sous le nom de « parabole de la fève des rois ».

Le Monde 5 novembre 2011
Le Monde 5 novembre 2011

Concernant Haiti et le choléra, les Français accablant le précautionnisme … renvoient au précédent du Pérou, et à un édito de 2002, dans le Washington Times… publié, comme le montre S Foucart, par le seul et unique témoin cité dans l’article de Nature de 1991 qui avait lancé la rumeur. Nous ne sommes plus dans Matrix mais dans une étrange pièce de théâtre où, comme sous l’effet d’une pénurie de personnages, les mêmes seraient recyclés à l’infini, donnant là peut-être, paradoxalement et ironiquement, le seul exemple attesté et véritablement inépuisable d’économie circulaire.

Toute répétition mérite d’être examinée soigneusement: il y a des répétitions qui n’en sont pas, il a fallu la théorie de la relativité générale pour comprendre que la perturbation de l’orbite de Mercure ne « répétait » pas celle d’Uranus, laquelle était convenablement expliquée par la mécanique newtonienne, à la différence de la première. Il se produit parfois que le même fait soit redécouvert plusieurs fois par l’opinion sans qu’il y ait eu de volonté délibérée de le cacher, c’est le cas par exemple de la présence de Polonium 210 dans la fumée de cigarettes, périodiquement retrouvée et oubliée depuis les années 1950, qui ne semble pas avoir fait l’objet des mêmes tentatives de dissimulation que d’autres aspects ou d’autres composants de la fumée. On ne sait que penser en revanche de l’affirmation répétée selon laquelle il y aurait eu  des milliers de morts du choléra du fait de l’excès de précaution de certains acteurs de la santé face à l’eau de Javel, accusation gravissime car le scrupule devient tout à coup assassin. Il est tout à fait possible que ce type de situation où des scrupules irrationnels produisent des drames humains se produise quelque part, et personne ne peut l’écarter a priori, avant d’avoir entendu les acteurs, bref, d’avoir pris un peu la mesure factuelle de la situation. Mais c’est tout autre chose que de rapporter cette accusation sans aucun fait ni témoignages concordants pour l’étayer, et ce l’est plus encore lorsque cette accusation, à propos d’Haïti, est en fait la même que celle, tout aussi faiblement sourcée, qui avait été élevée sur la situation au Pérou. On connaît le « comique de répétition », qui devient parfois un peu lourd si cette dernière n’est pas maniée avec finesse, on se demande, à lire cette chronique, si cette notion ne pourrait pas être déclinée sous sa face sinistre. Un véritable « sinistre de répétition ».

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