Faire face à ce que l’on ne sait pas sur le COVID-19

Comme lors de toute crise ou de toute catastrophe, faire le point sur ce que l’on sait, et ce que l’on ne sait pas, est primordial. Une conscience aiguë de ce que l’on ignore est en fait souvent tout aussi importante que la synthèse des connaissances les plus fiables disponibles actuellement: c’est ce qui permet d’identifier des lignes de recherche, de ne pas extrapoler imprudemment, de ne pas se lancer dans des politiques imprudentes.

C’est pourtant, dans le cas du COVID, un aspect qui est resté assez flou assez tard dans la communication des politiques, et peut-être plus largement dans le débat public autour de l’épidémie. Il est désormais, de plus en plus, abordé pour lui-même. C’est cette apparition que je voudrais dans ce premier billet commencer à documenter.

Il est le premier d’une série, les suivants insisteront d’abord sur les causes, puis sur les enjeux de cette ignorance.

Je n’ai pas ici de prétention « savante », je cherche seulement à repérer quelques jalons dans la montée en visibilité de ce thème, en commençant par le courant du mois d’avril, et en attendant un travail plus systématique. Vous pouvez m’indiquer dans les commentaires des références que vous jugeriez pertinentes.

« Ce que l’on ne sait pas »

Toutes les listes d’inconnues sont vite caduques, mais elles sont toujours instructives, car elles donnent une forme d’instantané des fronts de la recherche à un instant précis, à la fois dans ses objets et dans son étendue.

Les agences de presse ont vite saisi l’ampleur des défis qui étaient adressés à la recherche, aux gouvernements et aux systèmes de santé. Reuters publiait ainsi le 28 mars 2020 une liste des inconnues majeures : A quel point le virus est-il contagieux? Combien d’infectés, combien d’a-symptomatiques parmi ces derniers ? Peut-on être ré-infecté? Le virus se propage-t-il plus lentement dans les climats chauds ? Et même : Est-ce un bon moment pour investir ?

Un peu plus d’un mois plus tard, nombre de ces questions restaient d’actualité. Certaines commençaient à recevoir une réponse, par exemple pour le temps de « survie » du virus sur différentes surfaces. Mais il semble que la liste, loin de s’être raccourcie, augmente sans cesse, à tel point que l’ignorance sur ce virus et ses effets devient vite un sujet journalistique à part entière[1].

Ainsi Charlie Warzel, dans la rubrique « Opinion » du New York Times, relevait le 13 avril non moins d’une cinquantaine de questions ouvertes[2]. Certaines étaient factuelles, et se détachaient mieux que le mois précédent (les effets secondaires à long terme d’une infection sévère par exemple), d’autres étaient tournées vers le futur (« A quoi ressemblerait une élection générale en plein milieu d’une pandémie? »), mais l’effet le plus saisissant, à lire cette longue liste, était la diversité des interrogations : sur les chiffres, les risques, l’origine, le comportement du virus lors du changement de saisons, l’immunité, l’aptitude des gouvernements à tester, à développer des vaccins, payants ou bien gratuits, savoir si les effets économiques de la pandémie seraient ponctuels ou entameraient une immense Dépression… Fait marquant, cette contribution n’appartenait pas aux rubriques « Sciences » ou « Santé », mais bien à la colonne « Opinion » et il n’est pas fréquent qu’une contribution à cette section, qui comprend habituellement des avis et des réponses bien arrêtés, soit composée en totalité de questions. Cet article décrit bien le contexte dans lequel nous nous trouvions et nous trouvons encore. Cette situation n’est pas extraordinaire au regard de la soudaineté de l’épidémie, mais elle mérite d’être gardée en tête à chaque instant face aux traitements simplistes du sujet.

D Wallace-Wells, NY Mag, 26 avril 2020

Dans The Intelligencer (NY MAG), David Wallace-Wells exprimait l’étendue des interrogations des chercheurs face à ce virus et concluait son article avec une référence au tout début des recherches sur le SIDA :

Il est presque certain que nous avons dépassé le stade du ‘cancer rare vu chez 41 homosexuels’ de cette pandémie. Mais à quel point ?

Notant qu’une petite partie des 48 questions posées par Warzel étaient en train de trouver une réponse, qu’il s’agisse de l’efficacité de l’hydroxychloroquine ou de l’exposition de la population au virus, il relevait qu’une autre question, massive, restait pour l’heure sans réponse : comment exactement meurt-on du coronavirus ? Qu’il s’agisse de l’atteinte respiratoire, qui se traduit parfois par des patients en très sévère hypoxie mais qui ne semblent pas même s’en rendre compte et continuent à consulter leur smartphone, de la tempête inflammatoire ou des problèmes de coagulation, la maladie se traduit par une très grande diversité de symptômes, qui peuvent toucher … le cerveau, les yeux, le nez, les poumons, le cœur, les vaisseaux sanguins, le foie, les reins, les intestins[3].

Le degré auquel médecins et scientifiques en sont encore à tâtonner, comme les yeux bandés, vers une image réelle de la maladie met en garde contre toute impression que les choses seraient en train de se stabiliser, étant donné que notre connaissance de la maladie n’est même pas stabilisée.

We Still Don’t Know How the Coronavirus Is Killing Us, The Intelligencer, NY Mag, 26 avril 2020.

Ce sentiment semblait être partagé par quelques praticiens. Clifford Marks et Trevor Pour, tous deux médecins à Mount Sinaï, dans What We Don’t Know About the Coronavirus, The New Yorker, 29 Avril 2020, donnaient un tour d’horizon des problèmes ouverts, insistant en outre sur l’hypoxie silencieuse, les dommages rénaux et cardiaques, les atteintes cérébrales:

Les médecins du monde entier – y compris dans le service des urgences où nous travaillons, à l’hôpital Mount Sinai, à Manhattan – ont appris à leurs dépens que le coronavirus ne limitait pas ses ravages aux poumons. Le Covid-19 peut provoquer une défaillance rénale, une surcharge catastrophique du système immunitaire et la formation de caillots sanguins qui entravent la circulation en direction des poumons, du cœur ou du cerveau. C’est une maladie d’une complexité remarquable, que même les médecins les plus expérimentés ont du mal à comprendre.


Enfin, la situation a intéressé les philosophes et historiens des sciences. Lorraine Daston dans un billet publié sur le blog de Critical Inquiry et traduit dans la revue AOC dressait le 29 avril une comparaison entre la situation actuelle et les grandes périodes de découvertes scientifiques, qu’il s’agisse de la mécanique ou de la thermodynamique, et parlait d’un « empirisme zéro, un moment où presque tout est à inventer, à trouver, comme c’était le cas pour les membres des premières sociétés scientifiques ». Rappelant les questions que nous venons d’évoquer, elle insistait sur l’importance actuelle de l’observation. Même si les plus grands efforts sont consacrés à cette recherche, même si des hypothèses sont en train de se préciser, nous en étions encore, selon elle, à rassembler, par l’observation, les traits pertinents du phénomène:

Dans les moments d’incertitude scientifique extrême, l’observation, généralement considérée, dans le domaine des sciences, comme le parent pauvre de l’expérience et des statistiques, prend tout son sens. Des cas isolés intéressants, des anomalies frappantes, des modèles partiels, des corrélations encore trop faibles pour résister à un examen statistique, ce qui marche et ne marche pas : chaque sens clinique, et pas seulement la vue, s’aiguise dans la recherche d’indices. À terme, certains de ces indices guideront l’expérience et les statistiques : ce qu’il faut tester, ce qu’il faut compter. Les chiffres convergeront, les causes seront révélées et l’incertitude retombera à un niveau tolérable.

Lorraine Daston

Epidémie et confusion

On pourrait multiplier les constats sur l’ignorance comme dimension de notre rapport au virus. Est-ce que l’on peut aller un pas plus loin et la considérer non pas seulement comme un état, mais aussi comme un effet? C’est sans doute à cette date Ed Yong, excellent vulgarisateur, qui a été le plus loin pour organiser les facteurs contribuant à la confusion autour du COVID-19, dans un long article en huit points, « Why the Coronavirus is so confusing », publié dans The Atlantic le 29 avril. Sans résumer ici cette longue somme, le point intéressant était que huit facteurs spécifiques à la présente crise au moins accroissaient selon lui la confusion liée à tout phénomène nouveau :

  1. Le virus lui-même, qui appartient à une famille bien connue, mais sur lequel il était difficile de faire financer des recherches jusque récemment;
  2. La maladie, et ses données fondamentales, notamment le taux de létalité, ses symptômes si divers, ses traitements,
  3. La recherche, qui est devenue océanique en quelques semaines, avec des études de cas en grand nombre, des modèles, l’explosion de preprints sur BioRxiv qui permet sans doute une critique en temps réel par la communauté, mais qui conduit aussi à outrepasser le « tempo » habituel de la publication scientifique[4], et permet également des usages partisans de ces textes, parfois utilisés de manière unilatérale;
  4. La prolifération d’experts de salon, sur laquelle nous reviendrons[5],
  5. Le message des institutions, parfois fourvoyant, comme lorsque l’OMS affirme le 14 janvier, reprenant la communication chinoise, qu’il n’y a pas d’élément de preuve clair d’une transmission humaine du nouveau coronavirus;
  6. L’information, où les supports de qualité côtoient de nombreuses théories du complot et rumeurs, voire de théories parfaitement fantaisistes, mais parfois amplifiées par des chefs d’État, comme lorsque le Président américain envisage à haute voix l’usage de désinfectants pour lutter contre l’épidémie.
  7. Les chiffres, ce qui est un problème épistémologique traditionnel, mais qui, pour les « nouveaux cas », dépendent tellement des politiques de tests que cela rend les comparaisons délicates.
  8. Les récits : les débats publics autour de l’épidémie ne concernent pas toujours les aspects scientifiques centraux, et ils ne sont pas uniquement des manières de se représenter les choses, ils ont des effets : présenter la situation comme un choix à opérer entre la prospérité et la protection a des effets, l’héroïsation des personnels soignants peut conduire à masquer leurs faibles moyens de protection; la présentation de chiffres très détaillés, mais isolant les « morts à l’hôpital », peut conduire à l’invisibilisation des morts de nos aînés…

Dans tous les cas que nous venons d’évoquer, c’est bien entendu la recherche, organisée, soumise à des normes d’intégrité scientifique, à son propre tempo également, qui fournira des réponses, montrera peut-être que certaines des questions n’étaient pas pertinentes pour comprendre le phénomène, mais on peut retenir qu’aucun tableau de l’épidémie ne sera complet s’il ne comprend pas également une caractérisation de ces ignorances, qui évoluent sans cesse. C’est ce que nous oublierons le plus vite, mais aussi sans doute ce qu’il faut archiver et garder en tête, lorsque nous ferons l’histoire de cette complexe période.


Notes

[1] Je me concentre ici sur quelques titres. Voir aussi Melissa Davey, ’How is this possible?’ Researchers grapple with Covid-19’s mysterious mechanism, The Guardian, 2 mai 2020.

[2] Dans les articles suivants, le sentiment qu’inspirent ces inconnues est exprimé de manière plus frappante encore : « Nous avons des questions sans fin – sur les pourcentages de personnes infectées, sur l’immunité, sur la possibilité de faire des tests. Les médecins s’efforcent encore de documenter exactement ce que le virus fait à notre corps lorsque nous l’attrapons. Nous avons peut-être dépassé le pic de la première vague, mais il se peut qu’il y ait d’autres vagues. Elles pourraient être plus mortelles. Ou peut-être pas. Nous ne savons pas. » We’re Stuck in Coronavirus Limbo », New York Times, 23 avril 2020.

[3] Voir également, dans Science, 17 avril 2020, Meredith Wadman, Jennifer Couzin-Frankel, Jocelyn Kaiser, Catherine Matacic, How does Coronavirus kill? « Une tendance dangereuse et nouvellement observée à la coagulation du sang transforme-t-elle certains cas bénins en situations d’urgence vitale ? Une réponse immunitaire trop zélée est-elle à l’origine des cas les plus graves, ce qui laisse supposer qu’un traitement par des médicaments immunosuppresseurs pourrait être utile ? Qu’est-ce qui explique l’étonnamment faible teneur en oxygène dans le sang, que certains médecins signalent chez des patients qui ne sont pourtant pas à bout de souffle ? »

[4] Voir l’article fouillé d’Hervé Morin , Sandrine Cabut , David Larousserie , Pascale Santi et Nathaniel Herzberg, Comment le Covid-19 chamboule la recherche scientifique, Le Monde, 4 mai 2020, sur les défis et également les risques. Voir également Coronavirus : ce que la science ignore encore à l’heure du déconfinement, Par Hervé Morin , Sandrine Cabut , David Larousserie , Pascale Santi , Paul Benkimoun , Nathaniel Herzberg et Chloé Hecketsweiler, Le Monde, 11 mai 2020.

[5] « Le ‘technologue’ de la Silicon Valley Aaron Ginn a auto-publié un article sur Medium intitulé « Evidence Over Hysteria-COVID-19 » qui a été vu des millions de fois avant d’être démonté par Bergstrom et retiré. L’expertise n’est pas seulement une question de connaissances, mais aussi de capacité à repérer les erreurs. Ginn ne pouvait pas les voir dans son propre travail ; Bergstrom le pouvait. » (Ed Yong)

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