Petit retour sur l’idée d’infodémie

Le terme d’infodémie revient sans cesse désormais dans la couverture du Coronavirus, au moins depuis son emploi par l’OMS, en février 2020, et il semble recouvrir plusieurs sens, qui ne sont pas forcément exclusifs, mais qu’il vaudrait mieux distinguer:

  • (a) Il peut renvoyer à ce qui est devenu un passage obligé dans l’étude de toute crise, l’essor des infox, rumeurs et autres théories du complot, et ne serait alors qu’un autre nom pour désigner ce qui est déjà bien étudié par ailleurs, et à ce titre il serait interchangeable sans réelle perte avec l’expression « fake news ».
  • (b) Il peut renvoyer au fait que les croyances et les représentations peuvent se propager dans une population de la même manière qu’une épidémie, qu’il y a dans ce domaine aussi une forme de contagion et peut-être des gestes-barrières; l’usage serait métaphorique, dans ce cas, mais un espoir semble être que des outils forgés pour penser les épidémies et y répondre seraient utiles, ou pourraient inspirer, la lutte contre la désinformation (il y aurait une « infodémiologie »); cet usage peut, implicitement ou explicitement, faire référence à des travaux de psychologie sociale.
  • (c) il peut enfin s’agir de désigner une sous-catégorie des désinformations, celles qui, précisément, portent sur une épidémie; ce serait là, dans ce dernier cas, une association par contiguïté. Il y aurait quelque chose de spécifique, dans les conséquences peut-être, dans la réponse comportementale notamment, à ce type de désinformation médicale.

Or, au-delà du vague irréductible de nombreux termes du langage commun, au-delà de leur inévitable polysémie, les mots effectuent des tâches, ils désignent des réalités différentes, organisent des champs de manière distinctive, et, de même qu’il n’est pas forcément avisé de demander à la même personne d’être chirurgien, pilote de ligne, artificier et magistrat, on peut hésiter avant de confier des emplois très divers à un seul et même terme technique. Bien sûr, comme dans la vie humaine, il arrive qu’un mot change d’emploi, mais il est alors fréquent, comme on le verra, qu’il conserve un certain temps quelque chose de sa « carrière » précédente, dont il vaut alors mieux être conscient.

Février 2020

Commençons par le plus évident   : c’est la communication de l’OMS qui installe l’infodémie au coeur des débats publics, par la voix de son Directeur Général, Tedros Adhanom Ghebreyesus:

La notion d’infodemic est formée à partir d’information et d’epidemic, et donne en français l’équivalent « infodémie ». La campagne de communication de l’OMS, si on la regarde de près, mobilise les trois sens évoqués. Tout d’abord, elle dénonce la désinformation, parfois intentionnelle, au premier sens, en parlant de la malinformation et de la désinformation autour du COVID, comme on peut traiter de nombreux autres sujets sur lesquels existent des « fake news ». Le coeur de la notion est alors l’ « abondance d’informations », qu’elles soient inexactes ou inexactes:

L’épidémie de CoV 2019 et la réponse qui y a été apportée se sont accompagnées d’une « infodémie » massive – une surabondance d’informations – certaines exactes et d’autres non – qui fait qu’il est difficile pour les gens de trouver des sources dignes de confiance et des conseils fiables lorsqu’ils en ont besoin.

OMS, Novel Coronavirus(2019-nCoV) Situation Report – 13, 2 février 2020

L’objet de l’inquiétude est alors la désorientation et la confusion qui guettent celui ou celle qui est submergé par ce déluge et, si l’on voulait être précis, on pourrait ajouter que c’est un de sens de la notion d’infox, à côté des théories du complot et des opérations de propagande. Ces dernières nuances sont évoquées dans d’autres documents. Sur cette base, la communication assume également un parallèle entre le développement de l’épidémie du coronavirus et la propagation d’idées et de croyances (deuxième sens), comme le précise bien l’article du New York Times, qui couvre ici les déclarations de l’OMS:

[Les géants du numérique, travaillant avec l’OMS] sont confrontés à une série d’allégations totalement fausses, comme celle selon laquelle le coronavirus a été créé comme arme biologique ou a été financé par la Fondation Bill & Melinda Gates afin de favoriser les ventes de vaccins, ou encore qu’on peut s’en guérir en mangeant de l’ail ou en buvant un mélange à base d’eau de javel (mélange qui peut lui-même provoquer une défaillance hépatique). Ces idées, tout comme un virus lui-même, peuvent être facilement transmises d’une personne à l’autre, portées par des personnes aussi bien involontaires que malintentionnées et se propager de manière presque invisible dans un vaste monde virtuel.

W.H.O. Fights a Pandemic Besides Coronavirus: An ‘Infodemic’, New York Times, 6 février 2020.

Se greffe sur ces deux premières considérations l’idée que ce phénomène induit un risque de « sur-accident », d’aggravation des conséquences, qui semble compatible avec le troisième sens, et donnerait sa spécification à la désinformation sur la maladie:

Alors que le virus se propage, la désinformation rend encore plus difficile le travail de nos héroïques soignants. Elle détourne l’attention des décideurs. Et elle provoque la confusion et répand la peur au sein du grand public.

Director-General’s remarks at the media briefing on 2019 novel coronavirus on 8 February 2020

Ce troisième sens, comme on le verra, peut être compris de plusieurs façons, ce qui ajoute un deuxième niveau de confusion.

En attendant, s’il est toujours difficile de rapporter la diffusion d’un terme à une opération de communication, il est certain que celui d’infodémie connaît une circulation démultipliée après le discours de février du DG de l’OMS, comme le montre une recherche rapide sur Google Trends, en anglais comme en français:

Retour au SRAS, 2003

Le terme n’apparaît cependant pas à l’occasion de la présente pandémie. Il est, comme cela a parfois été relevé, introduit par David Rothkopf, dans le Washington Post, en 2003 (« When the Buzz Bites Back », Washington Post Commentary, Sunday, May 11, 2003; Page B01), pour décrire les réactions, jugées à l’époque disproportionnées, à l’épidémie de SRAS:

Le SRAS, comme on le sait, se traduit par un lourd bilan avec plus de 7 100 victimes dans le monde et plus de 500 décès signalés jusqu’à présent. Mais les conséquences de l' »épidémie » qui en découle ont été plus importantes que la maladie sous-jacente et, très probablement, plus coûteuses, affectant la vie de millions de personnes. Qui plus est, l’épidémie d’information – ou « infodémie » – a rendu la crise de santé publique plus difficile à contrôler et à contenir.

Rothkopf a bien le sentiment d’introduire un néologisme et éprouve le besoin de préciser le sens de la notion

Qu’est-ce que j’entends exactement par « infodémie » ? Quelques faits, mêlés à la peur, à la spéculation et à la rumeur, amplifiés et relayés rapidement dans le monde entier par les technologies modernes de l’information, ont affecté les économies nationales et internationales, la politique et même la sécurité d’une manière totalement disproportionnée par rapport aux réalités objectives. C’est un phénomène que nous avons observé plus fréquemment ces dernières années, non seulement dans notre réaction au SRAS, par exemple, mais aussi dans notre réponse au terrorisme et même à des événements relativement mineurs.

Si l’article développe sans aucune retenue la métaphore médicale (en expliquant par exemple comment il faudrait « s’immuniser » contre cette infodémie), il est intéressant de noter que, bien que les réseaux sociaux tels que nous les connaissons n’existent pas encore, des phénomènes très semblables à ceux que nous vivons aujourd’hui sont évoqués:

Une infodémie n’est pas la propagation rapide d’une simple information par les médias, ni une simple rumeur gonflée aux stéroïdes. Il s’agit plutôt, comme pour le SRAS, d’un phénomène complexe, causé par l’interaction entre les médias grand public, les médias spécialisés et les sites Internet; et également les médias « informels », c’est-à-dire les téléphones sans fil, les SMS, les pagers, les faxes et les courriels, qui transmettent tous une combinaison de faits, de rumeurs, d’interprétations et de propagande. Le phénomène peut être rendu plus difficile à comprendre du fait de la multiplicité des langues, des cultures et des attitudes à l’égard de la circulation libre et ouverte de l’information. Il implique des consommateurs, publics ou privés, d’informations, qui ont des capacités variables à saisir l’ensemble du panorama de l’information, des degrés variables de sophistication sur ce qu’il faut faire sur la base des informations dont ils disposent, peu de possibilités d’authentifier les données avant d’agir et peu ou pas de formation pour comprendre ou contrôler une information qui change rapidement.

Les mots échappent vite à ceux qui les inventent. C’est le sens général qui entre alors dans le dictionnaire, plus que le second et le troisième sens, on retrouve ainsi le terme dans l’Oxford American English Dictionary en 2005 pour décrire « une surabondance d’informations sur un problème qui est considérée comme nuisible à sa solution ».

Il n’y a cependant guère de doute sur le fait que dans l’esprit de Rothkopf, il s’agissait avant de tout de cibler les craintes irrationnelles, susceptibles d’avoir elles-mêmes des conséquences redoutables. On peut être conforté dans cette lecture en consultant un billet rédigé par le même auteur, sur son blog, à l’occasion de la grippe porcine de 2009:

Vous vous souvenez du SRAS ? Cette année-là, aux États-Unis, moins de personnes sont mortes du SRAS qu’étouffées par de petits objets. Mais les estimations des pertes économiques mondiales ont dépassé les 40 milliards de dollars. À l’époque, j’ai écrit un article intitulé « The Buzz Bites Back » pour le Washington Post sur ce phénomène, le qualifiant d' »infodémie ». Et il était clair à l’époque que les progrès de la révolution de l’information amplifiaient l’impact de ces épidémies d’information et accéléraient leur propagation. Pourtant, l’hystérie règne encore.

All pigs are men: why we need to learn to manage infodemics, too…28 avril 2009.

Ben Zimmer, pour une chronique du Wall Street Journal sur les termes nouveaux, en mars dernier, rapporte un échange récent avec le même auteur, qui confirme que le coeur de la notion est, pour son auteur, la sur-réaction:

M. Rothkopf m’a dit qu’il était surpris de la rapidité avec laquelle le terme « infodémie » s’était imposé, mais qu’il se réjouissait que ce terme ait permis de mieux comprendre comment la diffusion d’informations – et de désinformation – peut engendrer ses propres risques. Il est essentiel de le comprendre pour gérer les crises de santé publique, a-t-il dit, « et, en fait, tout type de situation dans laquelle la propagation virale de l’information peut devenir un facteur plus important que ce qui la déclenche« . Avec les médias sociaux qui provoquent une panique mondiale autour du coronavirus, nous pourrions bien être confrontés à la plus grande de toutes les infodémies . (Je souligne, MG)

Ben Zimmer, Word on the Street: When Unreliable Information Spreads Far and Wide, WSJ, 7 mars 2020.

Un marqueur de l’usage de la notion, dans les années 2000, est l’idée que l’infodémie serait au fond « plus dangereuse » que l’épidémie: c’est une variation du troisième sens, et un argument qu’il vaut mieux manier avec précaution quand le bilan humain d’une pandémie s’alourdit. La référence implicite restera le SRAS, c’est-à-dire une épidémie qui ne s’est pas transformée en pandémie (il faudrait explorer dans un autre billet la notion proche de panicdemic), et qui conduit alors les adeptes de la précaution à être taxés d’alarmisme, de même que les articles de presse traitant des risques seront plus facilement rangés dans la rubrique infodémie. Dans la période qui suit, l’idée d’infodémie semble en fait principalement désigner les sur-réactions face à un risque, voire des craintes irrationnelles. C’est bien ainsi que les contemporains la comprennent.

Peurs épidémiques

L’investisseur canadien Donald Coxe, du groupe Harris, l’utilise par exemple immédiatement, début juin 2003, dans les colonnes du magazine McLean’s, pour critiquer les réactions face à un cas de vache folle au Canada et une rumeur sur un cas de SRAS à Toronto. L’infodémie est alors bien une crainte irrationnelle, déclenchée et encouragée par la presse:

C’est également sans doute ce qui explique qu’on le retrouve beaucoup chez les professionnels du tourisme. Francesco Frangialli, alors Secrétaire général de l’Organisation Mondiale du Tourisme, reprenait le mot en 2004, pour comparer les dommages infligés par l’inquiétude autour de l’épidémie, et son bilan réel:

De nombreux responsables du tourisme en Asie disent maintenant que la crise du SRAS qu’ils ont connue l’année dernière n’était pas du tout une épidémie mais une infodémie. La panique des voyageurs face à ces problèmes est en partie irrationnelle. C’est une réaction à une couverture médiatique excessive et à la perception d’une menace pour la sécurité qui est souvent très disproportionnée par rapport à la situation réelle. Les voyageurs chevronnés le savent déjà et nous pouvons constater que le grand public se désensibilise également quelque peu par rapport à la crise. . . . Cette insensibilité croissante aide les destinations touristiques à se remettre plus rapidement de la crise, l’attention du public se tournant vers le prochain gros événement. Mais les journalistes doivent encore être conscients que la façon dont ils interprètent et rapportent un événement peut avoir de graves implications pour le tourisme. D’un autre côté, si la couverture médiatique est équilibrée et sobre, elle peut avoir moins d’impacts négatifs.

Cité par McDowell, S., Steinberg, P., & Tomasello, T. (2008). Communication Technology, Mobility, and Cultural Consumption. In Managing the Infosphere: Governance, Technology, and Cultural Practice in Motion (pp. 90-116). Philadelphia: Temple University Press. Retrieved May 16, 2020, from http://www.jstor.org/stable/j.ctt14bs94n.7 , p. 114, je traduis)

Le sens qui se dégage est celui d’une épidémie qui est d’abord et avant tout informationnelle. Frangialli n’est pas seul, Stelios Haji-Ioannou, le fondateur d’Easyjet et d’EasyHotel, déclarait pour sa part en 2005:

« Nous avons un nouveau type de risque – l’infodémie … La crainte d’une crise peut faire annuler des voyages. Ces derniers pourraient être sûrs, mais les gens ne voyageront pas s’ils ont peur. Nous devons réfléchir à la manière dont nous gérons le flux d’informations ».

Dans : Andrew Sangster, Hospitality faces up to the terrorist bombers, Caterer and Hotelkeeper, 1er décembre 2005

Ce trope est persistant dans le temps, on le retrouve en 2007 dans une Newsletter des Nations unies:

Parmi les actions entreprises, on peut citer des appels aux médias du monde entier pour qu’ils fassent preuve de prudence dans leur couverture des destinations touchées par le tsunami afin de ne pas ralentir la reprise d’un secteur économique important, en évitant une répétition de l' »infodémie » qui a provoqué un effondrement du tourisme asiatique en 2003, lorsque le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) a tué 774 personnes et en a infecté plus de 8 000 dans le monde, dont la grande majorité en Chine.

UN agency seeks ‘strategic approach’ to impact of disasters on world tourism, UN News, 19 septembre 2007

Le Forum Economique mondial de Davos planche pour sa part début 2007 sur plusieurs scénarios de « risques globaux », l’un d’eux est une pandémie, censée débuter en 2008 et se développant sur une année pleine. Sa lecture reste extrêmement instructive aujourd’hui, mais pour nous en tenir au chapeau, il précise:

Le scénario suivant illustre les impacts sur les entreprises, le système financier et les situations politiques et économiques qui pourraient découler de l’émergence d’une nouvelle pandémie. Il illustre également le rôle amplificateur joué par les « infodémies », où la diffusion rapide d’informations inexactes ou incomplètes peut amplifier les effets du risque principal.

Global Risks 2007, A Global Risk Network Report, Forum Economique Mondial, janvier 2007.

Le rapport précise ce qu’il entend par infodémie un peu plus loin:

La réaction comportementale à une épidémie – l’élément « infodémique » – peut être plus importante que le virus lui-même. (Je souligne, MG)

Global Risks 2007, A Global Risk Network Report, Forum Economique Mondial, janvier 2007.

Dans la période qui sépare l’épidémie de SRAS de la présente pandémie, l’infodémie sert donc davantage à décrire une crainte disproportionnée, une forme d’alarmisme au fond, que ce qui est habituellement recouvert par le terme d’infox, ou encore par le sens « épidémiologique » de la notion. C’est donc le troisième sens qui fait « tout le travail », si l’on ose dire, et il le fait en cadrant de manière très particulière les rumeurs et la désinformation qui peuvent accompagner une épidémie. Le présupposé, répétons-le, est qu’elle exagèrent la gravité du risque et font le jeu des « marchands de peur ». Tels sont les états de service de la notion.

Alors que la crise actuelle a déjà commencé, on retrouve le même usage chez certains investisseurs, arguant que le coût engendré par la crainte de l’épidémie est supérieur au bilan même de cette épidémie

Pendant des siècles, nous avons accepté les risques d’exposition à de nombreuses maladies virales connues, dont le SRAS et le sous-type H7N9 du virus de la grippe A dans les aéroports, sur les bateaux de croisière, lors d’événements sportifs, de grands rassemblements, dans les ascenseurs, à des concerts, et même en envoyant nos enfants à l’école (beaucoup étant déjà malades). Cependant, l’infodémie a encore fait son apparition, le coronavirus ayant convaincu les sociétés du monde entier qu’un comportement normal constitue désormais un risque trop important pour la santé.

Infodemic, UP Capital Management, 11 mars 2020

Infodémie et communication sur le risque

Revenons au discours de l’OMS. Cette organisation semble en faire un usage « hybride », qui ne correspond pas exactement à l’usage le plus fréquent entre 2003 et 2020. Le terme n’est pas nouveau dans ses éléments de communication. On peut le voir dès 2017, par l’entremise de sa directrice pour la préparation aux risques infectieux mondiaux:

Certaines occurrences sont proches de ce que nous avons relevé plus haut, il est vrai, comme cette remarque au sujet du virus Ebola l’an dernier:

Reid Wilson, Ebola outbreak in Africa spreads fake news in America, The Hill, 12 juin 2019

Il ne s’agit cependant pas de dire ici que l’OMS aurait un usage univoque de la notion: nous avons vu que ses trois sens principaux apparaissaient dans l’alerte de février 2020. Il est en revanche possible de préciser que l’Organisation en fait une notion technique, qui a sa place dans la communication sur les risques, et qui se distingue par là aussi bien de l’usage antérieur que de l’usage général qui est en train de dominer aujourd’hui, car elle est intégrée à un plan d’action.

D’autres collègues, spécialisés en santé publique, seraient peut-être mieux placés pour traiter du domaine particulier de la communication sur les risques. Meg Stalcup, de l’université d’Ottawa, donne dans The Invention of Infodemics: On the Outbreak of Zika and Rumors, Somatosphère, 16 mars 2020 une intéressante histoire conceptuelle de la notion, et fournit, autour de l’épidémie Zika, un des traitements les plus fouillés de la question que j’aie pu rencontrer. J’ai consulté son article pour rédiger ce billet et j’en recommande vivement la lecture (les éléments présents dans la section précédente ainsi que les illustrations du propos de Rothkopf, de même que le cadre général, constituent en revanche un apport propre du présent billet). Stalcup note que, si le terme apparaît bien à l’occasion de l’épidémie de SRAS (et conjointement à l’essor de l’internet 2.0 et des communications mobiles), il est utilisé à plusieurs reprises par l’OMS, et notamment à l’occasion de Zika.

Stalcup évoque en outre un texte intermédiaire, dans un Bulletin épidémiologique hebdomadaire de l’OMS, en 2016, qui reprenait le terme d’infodémie à propos de Zika, et il apparaissait clairement dans ce contexte que c’était bien le texte de Rothkopf qui était la référence première, comme l’indique l’auteur dans une note, qui précise d’ailleurs bien quel est le risque majeur redouté par ceux qui s’inquiètent d’une infodémie:

Terme inventé par David J. Rothkopf, chercheur invité du groupe de réflexion sur la politique étrangère Carnegie Endowment for International Peace, lors de l’épidémie de SRAS en 2002. Selon lui, le nombre de décès attribuables au SRAS aux États-Unis cette année-là était inférieur aux nombre de décès dus à l’asphyxie provoquée par de petits objets. Cependant, les pertes économiques mondiales résultant du SRAS étaient estimées à plus de US$ 40 milliards.

G. Gamhewage, Risk communication – A moving target in the fight against infectious hazards and epidemics.

L’infodémie est ici une notion qui a un sens dans une doctrine de communication autour du risque, l’idée étant de ne pas « aggraver » l’épidémie « médicale », si l’on ose dire.

La communication sur les risques n’est pas synonyme de communication de crise, dont elle est toutefois complémentaire. Elle exige des compétences d’évaluation des risques et la capacité de traduire et de transformer les informations techniques et scientifiques en messages, produits, mesures tactiques et actions concrets. Elle repose sur l’interprétation rapide d’une situation socio-culturo-politico-économique complexe pour adapter les messages transmis et les moyens de communication utilisés. Elle doit s’appuyer sur des mécanismes efficaces d’écoute afin de comprendre et gérer l’infodémie de peurs, d’inquiétudes, de rumeurs et de fausses informations.

G. Gamhewage, Risk communication – A moving target in the fight against infectious hazards and epidemics.

Dans ce discours, qui a été précisé ce printemps, il ne s’agit pas d’autonomiser l’infodémie et d’en faire le risque principal; la lutte contre la désinformation est décrite comme un élément parmi d’autres de la réponse sanitaire:

 La mésinformation entrave l’action de santé publique menée face à une épidémie et, sous son influence, il arrive que les gens prennent moins de mesures pour éviter la transmission de la maladie.

OMS, WEEKLY EPIDEMIOLOGICAL RECORD, NO 16, 17 APRIL 2020 

WEEKLY EPIDEMIOLOGICAL RECORD, NO 16, 17 APRIL 2020 

Par ailleurs, l’accent sur l’infodémie est second par rapport à la recherche de relais pour une communication des connaissances fiables sur l’épidémie; il ne s’agit pas d’en faire le danger principal:

Pour faire face au phénomène des infodémies, l’OMS a pris une initiative d’un genre nouveau, le Réseau d’information de l’OMS pour les épidémies (EPI-WIN). Sur la base de faits observés, le réseau EPI-WIN tente de réduire la mésinformation en fournissant une grande quantité de messages de santé publique destinés à informer les individus et les populations sur les moyens de se protéger et de contribuer à enrayer l’épidémie. Différents publics, et les informations dont ils ont besoin, ont été définis; des matériels sont fournis, qui peuvent être directement utilisés ou adaptés. Les données scientifiques et les raisons justifiant les mesures de lutte sont expliquées, et les orientations de l’OMS sont fournies pour réfuter les fausses informations qui circulent. Grâce à ce réseau, l’OMS suit une démarche pansociétale pour repérer les principaux «amplificateurs», c’est-à-dire les sources d’information fiables pour des publics particuliers, et par des contacts et des échanges réguliers avec ces amplificateurs au sujet de leurs besoins d’informations, elle collabore avec eux pour concevoir des messages adaptés et des matériels pédagogiques. Les amplificateurs s’adressent ensuite à leur communauté et répercutent les recommandations de l’OMS. 

OMS, WEEKLY EPIDEMIOLOGICAL RECORD, NO 16, 17 APRIL 2020 

Conclusion

Que retenir de tout cela? Si l’infodémie désigne le déluge d’informations, le terme manque ce qu’il y a de plus préoccupant dans les rumeurs autour de l’épidémie. Comme le relève Stalcup:

L’infox, malgré son imprécision, connote l’intention. Plus encore que les déclarations diplomatiques, la coordination de l’OMS avec les grandes entreprises technologiques a montré clairement qu’une infodémie n’était pas seulement une panique, un excès d’informations ou une crise d’autorité des experts. Elle comprend le déploiement malveillant et cupide de propagande, d’algorithmes et de mensonges.

Si en revanche elle désigne l’infox, les fake news en général, en allant des aspects les plus irréfléchis au plus intentionnels, il n’était sans doute pas nécessaire d’ajouter un nouveau mot à un débat déjà confus.

Si elle désigne ce qu’elle a désigné pendant près de quinze ans, un emballement informationnel conduisant à exagérer les risques au point d’en faire le danger principal, il est dangereux de l’utiliser sans nuance à propos de la présente pandémie, en particulier dans un contexte où, en février et même mars, certains acteurs et certains Etats cherchaient à diminuer l’importance et la dangerosité du COVID-19.

Si elle apparaît de manière technique, dans une doctrine de la communication autour du risque, se profile alors un double écueil  : la confusion avec les usages plus généraux de la notion, d’une part, la confusion avec l’usage antérieur, « anti-alarmiste » et non technique de la notion.

Dictionnaires et notices terminologiques consultées

Merriam Webster, Words We’re Watching: ‘Infodemic’

Pop Culture Dictionary, Infodemic

Noticias Financieras (English), Covoidiota, zoompleaños, coronials: what are the new words that coronavirus brings, 3 mai 2020. Tour d’horizon des néologismes apparus pendant la pandémie, notamment le « covidiot », pour désigner celles et ceux qui ignorent les consignes sanitaires et stockent plus qu’ils n’ont besoin. Brève mention de l’infodémie (« the invasion of unreliable, malicious or false news, which increase panic, fuel distress or promote misconduct. ») Autre version du même texte (Clarin).

Références

Mark Wilding, Fighting The Infodemic: How Fake News Is Making Coronavirus Even More Dangerous, Esquire, 25 avril 2020

Meg Stalcup, The Invention of Infodemics: On the Outbreak of Zika and Rumors, Somatosphère, 16 mars 2020

Je remercie Gaëlle Tallet pour ses remarques et pour m’avoir indiqué une série de références sur la panicdemic.

3 réflexions sur “Petit retour sur l’idée d’infodémie

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