Fake news, inexactitude et tromperie manifeste

A l’invitation de Libération, je donne une réaction aux débats parlementaires du 7 juin autour de la loi dite de « manipulation de l’information », complémentaire de l’article publié dans AOC

Edit : Je me permets de la reproduire ci-dessous, quelques mois après sa publication.

A la lumière des échanges qui ont suivi cette publication, il me semble utile de donner un exemple de définition des fausses informations destinées à tromper qui me semble moins dangereuse que celle qui figure actuellement, avant la navette parlementaire, dans le texte (suivre les liens du tweet ci dessous)

La nuit était déjà bien avancée lorsque fut discuté devant une Assemblée presque vide, devant 54 députés seulement pour le dernier vote, l’article 1 de la loi sur la «manipulation de l’information». Personne n’y croyait plus d’ailleurs, il devenait évident dès l’après-midi que jamais cette loi ne serait adoptée avant la clôture. Elle le sera peut-être dans la torpeur estivale. Pourtant, c’est la même loi qui était présentée comme décisive, aussi bien pour la qualité de l’information que pour la préservation de la sincérité des futures élections générales, telles que la présidentielle. On suivait d’une oreille distraite les escarmouches, les nombreux rappels au règlement, le rejet des amendements de l’opposition, on cherchait à comprendre cette affirmation cryptique lancée par une députée de la majorité : «Ce n’est pas la vérité de l’information que nous recherchons, mais bien la vérité des scrutins.» Il était un peu triste de voir, si tard et de manière si confuse, examiner ce qui délimite le champ d’application de la loi.

On attendait la discussion de la fameuse définition des fausses informations, qui était de l’aveu général un cauchemar épistémologique : «Toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable.» Tout a été dit ou presque : une allégation peut être dépourvue d’élément vérifiable sans être pour autant fausse, ce qui la rend vérifiable n’est pas forcément ce qui la rend vraisemblable, de nombreuses informations vraies étaient jugées totalement vraisemblables au départ…et, à l’inverse, elles peuvent être vraisemblables sans pour autant être vraies. Bref, rien ne marchait, dans ce qui était pourtant l’article phare de cette loi.

On était donc d’autant plus curieux de voir par quoi elle serait remplacée : il aurait été possible de s’en passer, ce qui semble être l’option du gouvernement, et d’estimer qu’une fausse information est une information qui se trouve … être fausse, en laissant pour la partie concernant le référé un juge décider, quand il en serait ainsi de manière «manifeste». Mais le mot «manifeste» manquait : le juge de référé est un juge de l’évidence, il est exclu qu’il se lance dans une enquête épineuse dans le délai de 48 heures qui est prévu pour cette procédure courte.

La rapporteure proposa alors de remplacer la définition par : «Toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse constitue une fausse information.» C’était presque pire : pire, parce que cette caractérisation n’est toujours pas une définition et qu’il est possible d’ajouter à l’envi des choses qui seront de fausses informations sans avoir défini ce terme : tout caniche est un chien, certes, mais, même en ajoutant le Saint-Bernard et le basset cela ne nous donne pas une définition du mot «chien». Pire aussi, car à supposer que l’on parvienne à s’entendre sur ce qui est trompeur, ce qui est bien la question quand on parle de «manipulation», il est difficile de voir à partir de quand un énoncé devient «inexact». Une information révélant qu’un ministre possède un compte bancaire en Suisse et qui évoquerait son montant en se trompant de 10 euros est inexacte. Ce n’est pas la même chose pourtant que de se tromper sur l’existence de ce compte ou même sa localisation : on n’a rien dit tant qu’on n’a pas dit quelles inexactitudes étaient préoccupantes, et il y a fort à parier que ce sont précisément les inexactitudes qui sont «trompeuses». Pire enfin, car le «ou» dans «inexacte ou trompeuse», ouvre trop largement les choses, en raison de la confusion du premier terme : commander au maître d’hôtel «quelque chose à manger ou un filet de turbot» n’est pas la meilleure idée. Si cela est risqué au restaurant, il n’y a pas de raison pour que cela le soit moins lorsque l’on restreint des libertés.

Le problème semble être le suivant : cette loi sert deux fins au moins. Elle encadre une procédure en référé, qui doit se dérouler dans l’urgence, elle vise à préciser les rôles et les devoirs de «coopération» des grandes plateformes et d’autres aspects qui relèvent du soft power. «Nous proposons une définition générale, affirmait Mme Moutchou dans la séance en question, parce que cette définition de la « fausse information » ne vaut pas seulement pour le juge des référés, mais aussi, par exemple, pour le devoir de coopération. Ce qui relève du juge des référés est plus précis et nous ajoutons des critères.» Dans le premier cadre, précisé par des critères, il est souhaitable que la fausseté soit «manifeste», dans le second, il est tout à fait envisageable qu’elle n’apparaisse qu’au terme d’une enquête, comme du reste la plupart des vérités importantes. Mais dans un cas comme dans l’autre, comme il s’agit de limiter la liberté d’expression, il reste nécessaire de dire à quoi la loi s’appliquera. La définition ne peut donc pas être trop vague, mais plus elle sera précise moins elle a de chances de bien couvrir les deux pans de la loi.

Enfin, nous tournons en rond à cause d’un problème mal posé. Fake news dit plus et dit autre chose que «fausse information», et ce serait rendre un bien étrange hommage à l’actuel président américain que de lui laisser le monopole de cette expression, qui lui sert principalement à attaquer la presse de qualité. Le Fake, en anglais, c’est ce qui est «bidon», c’est la contrefaçon, bref c’est ce qui au mieux présente l’apparence de la chose, sans être la chose. De la fausse monnaie n’est tout simplement pas de la monnaie. Des Fake news sont parfois fausses, mais la plupart du temps Elles ne le sont même pas : mal sourcées, unilatérales, insignifiantes, détournant d’autres informations plus importantes… Elles usurpent le sérieux de la presse ou d’autres publications sans reposer sur le même travail de vérification, sans accepter les mêmes responsabilités. C’est tout cela qui est en jeu quand on s’inquiète d’une éventuelle détérioration de la qualité de l’information, et le manifestement faux n’en est qu’une partie, le délibérément trompeur une plus petite partie encore. On trouve sur le site de la CIA une version du manuel de sabotage de 1944 de l’OSS (si ce n’est pas un fake!). Dans la partie concernant l’information et les institutions, on voit très clairement qu’introduire de la confusion peut être un objectif aussi important que persuader du faux. L’instruction 12b mentionne ainsi le fait de «donner des explications longues et incompréhensibles» comme un excellent moyen pour créer de la confusion. Il est dommage que cet objectif de déstabilisation, introduire de la confusion dans des débats publics, ne soit pas pris aussi sérieusement que la tromperie manifeste, et il serait dangereux d’ancrer une source manifeste de confusion dans le texte même de la loi.

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