Dans la quatrième partie de Science et Territoires de l’ignorance, je tente, après d’autres, d’analyser plus en détail l’expression de « théorie du complot » et de comprendre quels dangers sont en général redoutés. La Fondation Jean Jaurès publie un sondage sur ce thème, qui est abondamment repris ces jours-ci. C’est à nouveau l’occasion d’observer que, parmi les informations fort riches disponibles dans ce questionnaire, qui est à prendre avec toutes les précautions d’usage, seul un chiffre semble dominer, celui des 79% qui souscriraient à « au moins une » théorie du complot, alors que ce chiffre, d’une part, est à prendre avec précaution, et que d’autre part, ce n’est sans doute pas l’information la plus pertinente, comme on le voit sans peine en lisant la note qui accompagne ce sondage. J’ai été interrogé hier sur cette étude, et seule une partie de ma réponse plus longue, envoyée hier en milieu de journée, a trouvé son chemin dans la version publiée. Je me permets donc de reproduire ici la version plus longue, qui ne traduit qu’une première réaction, et est moins détaillée que certaines analyses parues ailleurs et depuis. Je raccourcis les questions initiales.
Que penser de ce sondage et du chiffre « 79% des Français croient à au moins une théorie du complot »
Tout d’abord, permettez moi de dire que le questionnaire est très intéressant par son détail et les dimensions étudiées. Il recoupe notamment d’autres paramètres, tels que le créationnisme, ou encore le rapport aux supports d’information. On peut à juste titre être alarmé par les croyances persistantes sur les attentats en fausse bannière comme par les théories sur l’origine machiavélique du virus du SIDA. Tout comme le fait qu’un groupe apparemment consistant (aux alentours de 25%) souscrit à 5 conceptions au moins parmi celles choisies, c’est plutôt à mon sens ce noyau dur qui devrait être commenté. La confiance accordée aux médias est limitée: si je lis bien l’enquête, seuls 25% des sondés leur accordent la capacité à donner des informations non distordues et à rectifier ce qui est faux, et il y a de nombreuses causes sans doute à cet état de fait. Mais on peut voir aussi d’autres éléments plus positifs, et avoir un regard nuancé sur ce questionnaire, ce qui est du reste le cas du commentaire donné en complément de ces chiffres par Rudy Reichstadt. A titre personnel, j’observe par exemple que le questionnaire fait apparaître que la négation frontale de la Shoah est insignifiante statistiquement. Par ailleurs, si l’on regarde pour chaque « théorie du complot » sélectionnée, le taux de rejet est à chaque fois, sauf pour les deux premières, de l’ordre de 70% au moins, et je pense qu’il ne faudrait pas lire ce sondage comme « prouvant » une adhésion générale au complotisme. Par ailleurs, le chiffre de 79% de « Français qui croient à au moins une théorie du complot » est à mettre en perspective : souscrire, plus ou moins partiellement, à l’une des conceptions évoquées n’est bien sûr pas la même chose qu’être une écrasante majorité complotiste. Ce chiffre intègre en outre visiblement, mais c’est à vérifier, les « plutôt d’accord », ce qui peut recouvrir des personnes qui ne sont pas d’accord avec la formulation de la question tout en professant une méfiance à l’égard des entités évoquées (je pense à la première question sur les laboratoires). Il n’est enfin pas interdit de penser que si on augmentait la liste des théories présentées, même si chacune individuellement ne recevait qu’une adhésion très limitée individuellement, le chiffre global augmenterait mécaniquement, même à la marge.
Sur la méthode : la familiarité des sondés envers l’une des théories énoncées signifie-t-elle que l’on y adhère ?
Non, mais la familiarité est une donnée importante, si l’on estime qu’il faut connaître la théorie évoquée pour se prononcer ensuite… Il y a de ce point de vue une question de méthode, qui est d’ailleurs explicitement évoquée au début de la note de la Fondation Jaurès. Certaines « théories » n’avaient qu’une très faible notoriété. C’est par exemple le cas de celles qui portent sur les installations HAARP en Alaska, installations dédiées à l’étude de l’ionosphère et que certains imaginent être vouées à un hypothétique contrôle des événements climatiques. Seuls 17% des sondés en avaient entendu parler. 17% des sondés se seraient par ailleurs déclarés totalement ou partiellement d’accord avec la théorie du complot correspondante, et il est douteux qu’il s’agisse des « mêmes » 17%. Il y a donc des réponses qui ne correspondent à aucune information, vraie ou fausse, chez les sondés. Le questionnaire demande aux sondés leur opinion, c’est-à-dire ici leur accord ou leur désaccord même sur les théories dont ils n’ont jamais entendu parler, sans ouvrir la possibilité d’un « ne se prononce pas », cela constitue un biais assumé dont il faut tenir compte, car les réponses à ces questions sont semble-t-il ensuite intégrées dans le décompte des 79% de Français qui souscriraient à « au moins une » théorie du complot.
Comment lutter contre ces théories conspirationnistes, en particulier chez les jeunes ?
Je n’ai pas de solution magique, si ce n’est la conviction — qui est je le crois partagée par de nombreux collègues du secondaire — que l’on n’enseigne pas l’esprit critique « hors sol » indépendamment de la maîtrise robuste des connaissances d’un domaine au moins. C’est ce qui permet ensuite d’évaluer d’éventuels arguments contraires. Dans certains cas, la parodie et l’humour sont plus efficaces que le « décryptage », dans d’autres, il est sans doute plus ingénieux de montrer patiemment ce que la connaissance existante permet d’expliquer. Un adepte de la « Terre Plate », face à un professeur de physique, aura du mal à expliquer une éclipse ou la circulation des eaux dans l’océan Austral !