Le spectre de la certitude

La Vie des idées, que je remercie pour sa patience, publie ma note sur La quête de certitude, de Dewey.

Ci-dessous une version plus longue et plus « brute », qui cite d’autres textes et qui aborde des points qui ne pouvaient être développés dans un format court.

Le spectre de la certitude

(Dewey, La quête de certitude, tr. P. Savidan, Paris, Gallimard, 2014).

 

Les vieux jours

Alexandre Vialatte disait qu’il fallait toujours « garder un vice pour ses vieux jours »[1]. Il ne s’agissait cependant pas, dans son cas, de rivaliser d’excentricités tardives ou d’entamer à un âge avancé une improbable vie de perdition, mais plutôt d’approfondir avec délices les subtilités de la grammaire et de l’orthographe. La vieillesse de John Dewey (1859-1952) fut également bien sage au fond, même si ses biographes nous expliquent qu’il eut encore assez de vigueur pour adopter un enfant à quatre-vingts ans révolus : elle consista à écrire et publier encore et toujours plus de livres majeurs[2].

A partir de sa retraite en 1929, à l’âge de 70 ans, les monographies se succèdent à un rythme étourdissant : après la révision de l’Ethique, en 1932, Dewey publie l’Art comme expérience en 1934, l’essentiel de son œuvre politique, où l’on distinguera en particulier Liberalism and Social Action[3] ainsi que Freedom and Culture, qui complétait le Public et ses problèmes de 1927, il propose aussi sa monumentale Logique en 1938. Dans les interstices, en dehors d’une intense activité d’écriture dans les colonnes de journaux progressistes, d’engagements citoyens qui le conduisent notamment à siéger au procès de Trotski à Mexico en 1938, il trouve encore le temps de proposer son analyse de l’individu, dans une époque qui n’est paradoxalement guère tendre avec cette catégorie et de développer sa théorie de la « valuation ». C’est au total un second, voire un troisième, souffle qui se joue alors dans son œuvre. Elle montre Dewey à son meilleur, elle permet aussi de voir que les concepts majeurs – notamment l’expérience, la liberté, l’enquête – sont sans cesse remis sur le métier. Chacun de ces livres re-déploie le cœur de la position de Dewey et l’approfondit dans une nouvelle direction. Pour ne prendre que deux exemples, L’Art comme expérience est un nouveau coup de sonde décisif dans la question de l’expérience, pour en interroger l’ancrage naturaliste comme la dimension singularisante[4], la redécouverte de Peirce, dont Dewey recense les Collected Papers en 1932 et 1935, le conduit à jeter un regard neuf aussi bien sur la théorie de la qualité et sur les classes de signes que sur la théorie de l’enquête[5].

Cette œuvre tardive commence à être largement disponible pour le public français[6] et l’on peut se réjouir de la publication de la traduction par Patrick Savidan de La Quête de certitude [par la suite : QC][7], qui est à la fois un livre « total », en ce qu’il traite de presque tous les aspects majeurs de la philosophie de Dewey, et un texte de transition vers les œuvres de la grande maturité. Il s’agit donc là d’une excellente occasion d’entrer dans l’œuvre de Dewey ainsi que dans les problèmes éthiques, politiques, mais aussi épistémologiques et métaphysiques, qui occupent le cœur du livre. QC pourra intéresser aussi bien les lecteurs de Dewey que tous ceux qui ont, au-delà de la question du pragmatisme, un intérêt général pour ces thématiques.

La Quête de certitude et Expérience et nature

Le redéploiement stratégique des thèmes majeurs est particulièrement visible dans QC, qu’il est instructif de rapprocher d’Expérience et Nature (1925), autre livre « total », peut-être plus encore que du très programmatique Reconstruction en philosophie ou encore de l’important HumanNature and Conduct de 1922.

En effet, l’ouvrage de 1925, après avoir précisé le lien entre expérience et méthode philosophique (chapitre I) et donné les linéaments de l’empirisme deweyen, proposait un étonnant chapitre II consacré à la « précarité » et à la « stabilité » de l’existence, au moment même où Jean Wahl commence à développer, suivant d’autres lignes, une pensée de l’existence en France. La première dimension de précarité, qui correspond en grande part à l’incertitude pratique, était du point de vue de Dewey « gommée » aussi bien dans les positions rationalistes que, plus curieusement, dans les positions empiristes classiques, hypnotisées par la question des sensations et des idées au détriment de toute la dimension active et motrice (Voir ici QC, 173). Il s’agissait donc de corriger un angle mort de l’empirisme. La seconde dimension, et en particulier les stabilités bien réelles, sociales, éthiques, technologiques, que nous parvenons à instituer dans l’expérience – tout ce que Dewey range sous l’étiquette du « contrôle » – était pour sa part comme oubliée dans les mysticismes du « flux », dans une lignée que Dewey n’hésite pas à tracer entre Héraclite et Bergson[8]. Le but est donc tout autant de récuser une métaphysique de l’immuable qu’une métaphysique du flux, tout en prenant acte de la pression que la précarité de l’existence exerce sur la pensée philosophique. Un texte plus tardif exprime bien l’esprit de ce chapitre II tout comme le point de départ intellectuel de QC, manifestant ainsi à quel point il s’agit d’une question transversale pour le Dewey de la maturité :

Des raisons humaines, trop humaines ont donné naissance à l’idée qu’au-delà du règne inférieur des choses, mouvant comme le sable sur les bords de mer, nous avons le règne de ce qui ne change pas, de ce qui est complet et parfait. Les raisons justifiant cette croyance sont couchées dans le langage technique de la philosophie, mais la cause qui préside à ces raisons est le désir profond de surmonter le changement, la lutte et  l’incertitude. L’éternel et l’immuable sont l’objet de la quête de certitude de l’homme mortel[9].

On peut de ce point de vue, sans doute, lire QC comme un développement de cette intuition. Le besoin de certitude théorique n’a pas que des raisons, il a aussi des causes, des racines qui ne sont pas exclusivement théoriques mais aussi pratiques. Il va s’agir de voir en quoi des incertitudes liées à l’action (à la « précarité de l’existence ») ont pu nourrir certaines attentes mal avisées vis-à-vis de la connaissance comme de l’action, il va aussi d’agir, comme on va le voir, de suivre la transition historique qui va « du connaître comme appréhension effectuée de l’extérieur au connaître envisagé comme un participant actif au drame du monde » (QC, 306).

L’argument principal

Il y a dès lors deux chemins dans l’ouvrage : le plus court part des deux premiers chapitres (I-II) pour passer directement au chapitre X, « La construction du Bien », et explicite ce que serait, selon Dewey, une réponse avisée au problème de l’incertitude pratique. Ce développement permet d’apporter des précisions essentielles pour la compréhension de l’action et des valeurs, c’est aussi l’occasion pour Dewey de dénoncer une source sûre de scepticisme à leur endroit. La thèse est formulée dès la première conférence, qui explicite le titre de l’ouvrage (« Une étude de la relation entre connaissance et action ») :

La quête de certitude est la quête d’une paix garantie, d’un objet que n’affecte nul risque et sur lequel ne s’étend pas l’effrayante ombre portée de l’action. Car ce n’est pas l’incertitude en tant que telle que réprouvent les hommes, mais le fait que l’incertitude nous expose à souffrir mille maux. QC, 28.

Toute la suite va préciser en quel sens nous pouvons agir sur cette insécurité de l’action et en faire l’objet de nos enquêtes, ce qui est le problème principal, et de ce fait, en quel sens nous pouvons tenir à distance le besoin de certitude théorique absolue qui était une mauvaise réponse à cette incertitude. Il faut affronter le premier problème, lié au contrôle de l’action, si l’on veut exorciser le second. On voit en quoi on a là une difficulté nouvelle, par rapport aux démarches anti-sceptiques fréquentes qui constituent le point commun le plus visible du mouvement pragmatiste[10]. Ici, les attentes erronées quant à la connaissance ne se résument pas à la quête d’une certitude théorique absolue (ce qui distinguerait Dewey du Peirce des années 1860[11]) ; ici, l’action n’est pas la solution, ce qui permettrait de triompher du moment spéculatif du doute, elle est le problème (ce qui le distinguerait du premier James[12]).

Dewey affronte deux approches de l’action, parfois entremêlées, qui ont consisté à lui prêter un moindre être, d’une part, ou à l’enserrer dans une approche individualiste et subjectiviste, d’autre part, et qui sont au fond deux approches « acosmistes » de l’action, car elles prétendent, de manière différente il est vrai, en rendre compte en se passant du monde. Ce sont également ces deux conceptions qui ont dicté bon nombre de critiques du pragmatisme : l’accent mis sur la pratique par ce mouvement n’a le sens relativiste et antiréaliste que lui prêtent ses adversaires que si l’on a déjà décidé que la pratique jouissait que d’un moindre être et qu’elle était d’abord l’action d’un sujet.

Le premier trait se reconnaît à un symptôme assez sûr, l’apparition dans le discours philosophique du concept d’activité.

Il ne faut pas inférer que la philosophie grecque a séparé l’activité de la connaissance. A vrai dire, elle les a reliées, mais au prix d’une distinction entre l’activité et l’action – elle a, autrement dit, séparé l’activité du faire et de l’agir. QC, 37

En effet, les philosophes antérieurs (que Dewey range sur ce point avec la « philosophie grecque », qui désigne une attitude plus qu’un moment de l’histoire de la philosophie, même si de nombreux traits ressemblent à la philosophie aristotélicienne) n’ont pas négligé la relation entre la connaissance et l’action et l’originalité des pragmatistes n’est pas non plus d’avoir restauré cette continuité. Il s’agit plutôt de dire que le gouffre classique entre la pensée et l’action masque souvent une division ontologique importante et multiforme : entre la connaissance comme acte pur et la « simple » croyance nécessaire aux affaires pratiques, entre les nobles valeurs et les « simples » croyances pratiques, entre les activités et les « simples » actions. Dans tous les cas, la tradition a pu tenter de se donner des idées et une activité de l’esprit qui ne seraient pas contaminées par la faillibilité de notre transaction avec le monde, des valeurs et des actions qui ne seraient pas menacées par les contingences de nos expériences morales particulières, un régime de l’agir qui ne serait pas entaché par l’incertitude propre à toute action.

La « thèse grecque », et avec elle ses nombreuses variantes dans les philosophies ultérieures, n’est donc pas une thèse sur la connaissance et l’action, c’est une thèse sur l’action elle-même, et l’idée qu’il y aurait un aspect de l’action qui serait plus pur et plus sûr, qui serait pur et auto-contenu, que l’on pourrait garantir contre le non-être des simples actes pratiques. Le « pratique », dans cette conception, n’est que la partie inférieure du règne de l’action, ce n’est que la partie de l’action qui est affectée de non-être, et dont il faudrait craindre les défaillances, par distinction avec l’activité de « l’activité pure ».

L’activité pure était nettement séparée de l’action pratique, tandis que cette dernière, – que ce soit dans le domaine de l’industrie ou des beaux-arts, celui des mœurs ou de la politique – était rattachée à une région inférieure de l’Être où règne le changement et à laquelle, par conséquent, on ne concède d’Être que par courtoisie, parce qu’elle ne possède pas de pied très assuré dans l’Être en raison, précisément, de ce rapport au changement. Elle est entachée de non-être. QC, 37.

Dans l’ordre de l’action, le mieux que nous puissions viser, c’est la régularité, la prévisibilité, le contrôle de l’environnement[13] ; nous n’y trouvons aucune garantie.

Aucun mode d’action, comme nous y avons insisté, ne peut apporter quoi que ce soit d’approchant la certitude absolue ; on peut en attendre de la protection (insurance), mais aucune assurance (assurance). QC, 52.

Tout l’objet du livre va être de montrer que la première suffit, et que nous disposons de méthodes sociales et expérimentales pour rendre l’action plus sûre, et que c’est justement là-dessus que nous devrions concentrer nos enquêtes sociales, mais il nous faudra congédier la fausse opposition entre les activités et les actions, entre les croyances sur la valeur et les croyances pratiques. Telle va être la ligne de réponse de Dewey, face au scepticisme sur les valeurs et la pratique.

Une autre source de scepticisme sur les valeurs est l’idée que le domaine de la pratique se limiterait aux gratifications individuelles ou privées, alors que nos actes et visées communes sont le seul lieu où les valeurs ont à la fois leur être et leur stabilité. Dewey pense que ce scepticisme est au fond inévitable dès lors que l’on adopte une conception étroite de la pratique. Or, le champ de l’action « ne peut être réduit à des actes tournés vers soi, ni à ceux qui relèvent de la prudence, ni en général à des choses propre à la commodité et à ce que l’on appelle souvent des ‘affaires utilitaires’ » (QC, 50).

La conception étroite de la pratique est une autre manière de prendre des « vacances morales » illimitées, pour reprendre l’expression de James[14], puisqu’alors ce qui se passera en matière de valeurs ne « dépend pas de nous » et de nos actions concrètes. Bien au contraire, ici, « le maintien et la diffusion de valeurs intellectuelles, d’excellences morales, de choses esthétiquement admirables, ainsi que le maintien de l’ordre et du décorum dans les relations humaines dépendent de ce que les hommes font. » (QC, 50) Dès lors que nous percevons qu’il n’y a pas un ordre de l’être plus noble, où se jouent nos valeurs, et un autre, plus rustre, où se jouent nos actions, « nous devrions concevoir la pratique comme le seul moyen (autre que par accident) de faire ce que l’on juge honorable, puisse être maintenu au niveau de l’existence concrète susceptible d’expérience. » (QC, 51)

Comment donc comprendre le caractère durable des valeurs et le fait qu’elles puissent fournir des repères à l’action ? Le dixième chapitre de QC, « La construction du bien » défend l’idée que la durabilité des valeurs est une œuvre commune et partagée. Dewey y livre sa propre réponse à la conception étroite de la pratique et à ses conséquences sceptiques.

Une valeur, ici, c’est « tout ce qui possède une autorité telle que l’on estime devoir s’y référer pour conduire sa vie » (QC, 272). Elle appelle expérimentation et révision. Elle n’est pas limitée au pur instant, et elle n’est pas non plus coupée de toutes les choses qui nous donnent de l’agrément. Dewey pense par conséquent que nous pouvons définir « les valeurs en fonction des satisfactions (enjoyments) qui se présentent comme les conséquences de l’action intelligente. » (QC, 275) Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la manière nous avons vécu jusque là ensemble, de simples actualités, mais le type de plaisirs partagés auxquels nous pouvons aspirer. Personne ne peut dire à l’avance qui s’imposera comme valeur, c’est précisément l’objet de nos enquêtes communes : « Les conditions de la situation présente exigent aussi le déploiement de l’empirisme expérimental dans le domaine que visent les idées de bien et de mal. » (QC, 274)

Une valeur n’est pas ce qui satisfait, mais ce qui est satisfaisant et Dewey souligne une différence conceptuelle importante entre les deux, qui est au fond la même que celle qui existe entre la conception étroite de la pratique et la conception plus vaste qu’il tente de proposer.

A l’inverse, distinguer ce qui satisfait du satisfaisant, l’enjoyed de l’enjoyable, comme Dewey tente de le faire[15], c’est désigner la différence entre une actualité, un événement, et quelque chose qui présente une articulation sociale et normative. On ne peut décrire une valeur sans entrer au moins dans un récit sur le décor social dans lequel elle s’inscrirait, et sans un pari sur la manière dont nous vivrions dans un tel décor.

Déclarer qu’une chose est satisfaisante, c’est affirmer qu’elle remplit des conditions spécifiées. C’est, de fait, énoncer un jugement : cette chose « fera l’affaire » (« will do »). Cela implique une prévision, pointe dans la direction d’un avenir où la chose continuera à servir ; elle fera l’affaire. Cela affirme une conséquence que la chose instituera activement. Elle va faire l’affaire. QC, 276-77.

Afin de savoir ce dont nous pourrions jouir[16], il nous faut en savoir plus sur les conditions des jouissances effectives et il ne nous sera pas possible de nous passer de la méthode expérimentale. Un parallèle intéressant et iconoclaste est développé par Dewey, qui est utile pour comprendre la différence entre ressentir un plaisir privé et tenir bon à une valeur : on peut relever à peu près la même différence entre ce qui a été mangé et ce qui est comestible. Savoir si quelque chose a été mangé, c’est être capable de rapporter un fait – pensons par exemple aux médecins légistes, ou à l’enquête de celui qui constatera des disparitions fréquentes dans son garde-manger –, savoir si quelque chose est comestible n’est possible que « lorsque nous disposons d’une connaissance de ses interactions avec d’autres choses qui soit suffisante pour nous permettre d’anticiper les conséquences probables de son ingestion par un organisme et de son action sur lui. » (QC, 282) Il nous faudra peut-être mobiliser toute la science dont nous pourrions disposer (tel aliment contenant des perturbateurs endocriniens est-il vraiment comestible ?), des règles, de la connaissance sur d’autres activités (est-il bien sage de manger un tel gâteau avant un marathon ? D’ingérer de telles quantités de cholestérol alors qu’on mène une existence de sédentaire ?).

Tenir à une valeur, à ce qui serait pour nous une jouissance durable et partagée, dans le futur, est d’une certaine manière impossible sans se projeter vers les conditions qui procurerait cette jouissance, vers nos attitudes et nos perspectives ; c’est impossible sans une préfiguration d’une communauté non réalisée mais réalisable, pour reprendre l’expression émersonienne de Cavell. Telle serait la dimension optimiste du projet de Dewey : le « bien » relève de notre responsabilité ; nous devons être expérimentalistes en matière de valeurs de la même manière que nous devons l’être quant à la structure des choses.

La « face nord » de QC

Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, le cœur du livre propose, du chapitre III au chapitre IX un parcours plus escarpé, qui conduit Dewey à examiner en détail le présupposé majeur de la quête de certitude, qui a barré la voie à cette manière de concevoir l’enquête éthique et que l’on pourrait appeler le « dogme de l’existence antécédente », l’idée que

La connaissance vise le dévoilement des caractéristiques des existences et des essences antécédentes et que, d’autre part, les propriétés de la valeur ainsi dévoilées nous fournissent les critères faisant autorité dans la conduite de la vie. QC, 89.

C’est ce spectre qui hante la quête de la certitude, la quête d’une réalité antérieure à l’enquête, où le réel ainsi connu serait en même le garant du bien. Selon Dewey, cette manière de voir a culminé dans l’approche de la connaissance comme contemplation, dans un contexte où la quête de certitude cognitive et la quête de certitude pratique avaient la même fin : le Bien qui est l’Etre le plus parfait, lui-même accessible pour et par la connaissance (« la réalité qui satisfait la quête de certitude cognitive nous procure ainsi également la possession inconditionnelle du bien parfait », Ibid.). Le chapitre III, qui traite d’un « conflit d’autorités », en l’occurrence entre la science moderne et la morale, formule ce problème en le rapportant à analyse du problème de la modernité en général, qui a accompli une ou plusieurs révolutions scientifiques tout en restant au fond prisonnière d’une image de la connaissance qui est celle des « Grecs » et, corollairement, sans avoir mis doute le primat du cognitif, selon lequel « la validité des valeurs doit être déterminée par la connaissance » (Ibid.).

Alors que le domaine des objets naturels sortait de la cosmologie finaliste et de l’épistémologie grecque, alors qu’émergeait une science expérimentale, le domaine des valeurs restait prisonnier de cette approche de la connaissance comme contemplation d’une réalité antérieure. Dewey, montre, dans une analyse saisissante de Spinoza, Kant et des postkantiens ainsi que du positivisme logique, comment cette double idée, sur la fonction de la connaissance et l’articulation du vrai et du bien, commande la plupart des philosophies, leur dictant autant de formes d’articulation entre la science et le bien (inclusion de la morale dans un naturalisme, complémentarité de la raison pure et de la raison pratique, dichotomie fait/valeur), sans que le présupposé principal soit interrogé, ce que les chapitres IV à IX proposent.

C’est ici que le lecteur pourrait rencontrer une difficulté : les titres choisis par Dewey pour ses chapitres, s’ils ont un sens assez clair après une première lecture, sont souvent très peu explicites, ils pourraient masquer la solide progression thématique de l’ouvrage, si bien qu’il ne nous semble pas inutile ici de l’indiquer très sommairement, en la raccrochant aux impératifs principaux dégagés par Dewey.

1) Être attentif au fondement esthétique des métaphysiques. Le chapitre IV traite des « Arts de l’acceptation » et des « arts du contrôle », ce qui pourrait sembler énigmatique : « Accepter » et « contrôler » sont en fait deux attitudes fondamentales par rapport à l’existant[17]. Dans la première, ce qui importe, ce sont les qualités, le « donné », dans la seconde ce sont des relations entre événements. Dans la première, nous « expériençons », dans la seconde, nous appréhendons les événements du point de vue de leur interaction avec d’autres, ce qui est pour Dewey le point de vue le plus abouti de la science moderne.  Dans la première, l’idéal est au fond celui, esthétique, de la contemplation d’une réalité pleine et entière, dans la seconde, l’idéal est celui du « contrôle », c’est-à-dire de la production réglée d’événements et de régularités. La distinction essentielle, qui évoque celle que fera Sellars entre « image manifeste » et « image scientifique » du monde[18], est donc celle qui passe entre deux attitudes, celle qui « accepte » les objets de la perception ordinaire et celle qui en fait des points de départ pour la réflexion et pour l’enquête. Dewey voit dans cette différence d’attitudes par rapport à la nature le point de départ de deux métaphysiques :

L’attitude esthétique se tourne nécessairement vers ce qui est déjà là, vers ce qui est achevé et complet. L’attitude de contrôle se tourne vers le futur, vers ce qui peut être produit. QC, 117.

L’eau, c’est à la fois l’eau « ordinaire », dont nous faisons l’expérience, mais aussi H2O, et la percevoir ainsi nous permet d’agir sur d’autres régions de l’expérience en la mettant en relation avec l’ensemble du tableau périodique des éléments, d’en faire « une possibilité additionnelle de contrôle et d’usages multiples des choses réelles de l’expérience quotidienne » (QC, 122), par exemple nous hydrater, éteindre un feu, servir de solvant, servir de milieu pour une électrolyse, être de la vapeur, de la glace… De même, percevoir un élément métallique dans un bloc de minerai est au fond assez différent de l’identifier comme Fer ou Cuivre, que je pourrai utiliser dans un outil ordinaire, dans les hauts parleurs de ma chaîne stéréo ou, pourquoi pas, dans la conception d’un tank. Dans le premier cas, ce métal est une « fin » (notre expérience s’y arrête), dans la second, il permet de mettre en relation toutes les productions d’événements permises par ce métal particulier et c’est bien un processus ouvert vers le futur, dans la mesure où nous ne connaissons pas dès le départ toutes ses propriétés bien réelles.  Autrement dit le dogme de « l’existence antécédente » est une absolutisation d’une de nos deux attitudes possibles, et sans doute pas de celle qui manifestée par la science moderne.

3) Critiquer le mythe du donné (V et VI). Le chapitre V, « Idées à l’œuvre », reprend cette idée en montrant que les empiristes comme les idéalistes partagent un même présupposé, selon lequel ce qui permet d’éprouver nos jugements se trouve dans une « connaissance immédiate non-réflexive ». Dewey s’appuie ici fortement sur l’opérationnalisme de Bridgman (rapproché des premiers textes pragmatistes de Peirce) pour critiquer cette pensée qui voudrait trouver des épisodes qui seraient antérieurs à toute inférence mais qui auraient la capacité de conférer une autorité épistémique à ces inférences, non seulement chez Locke, mais aussi, chez Newton, où les points de départ sont donnés respectivement par les idées simples et les points mathématiques. La thèse radicale de Dewey est qu’il n’y a d’objets, et non plus d’événements, qu’au sein de théories, et que ce qui importe, ce sont les relations entre événements et propriétés d’événements, et que ces relations et corrélations ne nous apparaissent qu’au sein de la démarche expérimentale et en relation à un sujet d’enquête donné, non dans la relation à une réalité pré-donnée connue par intuition. La démarche d’enquête commence quand nous faisons un événement le signe d’un autre. L’ensemble de la science moderne milite, selon Dewey, dans le second sens, alors que l’épistémologie est encore fondée en large part sur des présupposés liés à la première attitude. Le chapitre VI remonte un cran plus haut, et propose un examen du platonisme mathématique, qui serait une position de repli de ce type de fondationnalisme. Nous développons des symbolismes, en particulier en mathématiques, et la tentation se représente à nouveau de les considérer comme autant d’essences réelles, alors que pour Dewey, ils ne cessent d’être des instruments, ne serait-ce que « pour faciliter d’autres opérations de nature également symbolique » (QC, 170). La tendance à oublier ces usages serait à l’origine « de ce culte idolâtre pour les universaux qui ressurgit si souvent dans l’histoire de la pensée ». (QC, 171)

3) Faire droit à l’histoire effective des sciences. Le chapitre VII, sur le « siège de l’autorité intellectuelle » est un approfondissement du chapitre 5 sur le « mythe du donné » et revient notamment sur l’idée de l’explication comme identification du résultat de l’enquête avec ce que l’on connaissait précédemment : un des traits récurrents de l’histoire des sciences est précisément de nous montrer que certains résultats, parfois révolutionnaires, vont voler en éclats toutes les certitudes et attentes antérieures, qu’ils ne sont réductibles à aucune connaissance antérieure (Dewey prend l’exemple de l’expérience de Michelson-Morley sur la vitesse de la lumière). C’est ici sans doute que Dewey anticiperait nombre de tropes propres à Bachelard et à sa critique des mirages de l’immédiateté. Les grandes découvertes scientifiques nous mettent aux prises avec une réalité dont non seulement nous n’avions nulle idée au départ, mais qui contreviennent à nos idées et attentes les plus enracinées. L’attention à l’histoire des sciences devrait également nous détourner des philosophies synthétiques, qu’il s’agisse de celle de Hegel, Comte et Spencer ou leurs variantes plus récentes : si la science peut fournir des généralisations et des unifications, elle débouche sans cesse sur de nouveaux problèmes et de nouveaux domaines d’enquête, elle met sans cesse au défi nos capacités à la synthétiser. (Voir par exemple, QC, 326)

5) L’intelligence n’est pas un « spectateur » (VIII et IX)Il ne s’agit pas procéder à une réduction naturaliste de l’intelligence, mais bien de remettre cette dernière à sa juste place dans la nature. Pour reprendre l’opposition développée par Hacking, l’esprit ne se contente pas d’observer, il intervient, et même dans la phase d’observation, il interagit avec les choses qu’il observe. Il est intéressant de voir Dewey mobiliser le principe d’indétermination de Heisenberg (sans doute relu à la lumière des commentaires qu’en donne Bridgman), d’ailleurs assez bien restitué (QC, 218-19), si l’on prend en compte le fait que le texte est rédigé en 1929, pour montrer que l’on ne peut faire abstraction de l’acte de mesure, et marque la « reconnaissance du fait que le savoir est un genre d’interaction qui se produit dans le monde » (QC, 221). Les lois scientifiques ne sont pas une architecture du réel que nous dévoilerions peu à peu, mais ce sont des « formules en vue de la prédiction de la probabilité d’un événement observable » (QC, 222). Le chapitre IX approfondit ce point dans plusieurs directions, l’une d’entre elle consistant à souligner que l’épistémologie moderne, qui a fait des attitudes doxastiques des attributs du sujet, s’est fourvoyée : croyance et doute ne renvoient pas à un « hors monde », mais font pleinement partie de la situation. C’est précisément lorsqu’ils ne correspondent pas à un aspect objectif de la situation qu’ils peuvent être dits « pathologiques ». Ici, le caractère « douteux », indissolublement subjectif et objectif, tient à la forme irrésolue et indéterminée d’une situation, et Dewey va jusqu’à redéfinir sur cette base le mental et l’intelligence. « Dans la mesure où des réponses sont apportées au doute en tant que tel, elles présentent une qualité mentale ». Ces réponses peuvent être émotives, volitives ou cognitives, et s’ils se trouvent qu’elles peuvent de surcroît transformer la situation pour la rendre non problématique, ces réponses seront également « intellectuelles » (QC, 241). Dewey assume donc nettement une conception de la pensée et du mental qui en fait une dimension de la conduite et estime que les approches qui récusent cette continuité se condamnent à ressasser indéfiniment le problème du « rapport » de l’esprit et du corps.

Quelle révolution copernicienne ?

Anscombe avait affirmé que la formulation d’une éthique impliquait comme tâche préliminaire une solide philosophie de la psychologie et de l’esprit[19]. On pourrait dire qu’ici Dewey a un propos semblable, mais cependant beaucoup plus vaste : il est certain qu’il montre qu’une approche mentaliste et internaliste pose des problèmes insurmontables pour l’éthique et la conception des valeurs, mais il montre aussi que le travail préliminaire engage aussi les théories de la connaissance qui structurent en sous-main nos questions, et dans ces différents volets, nous pouvons rencontrer une quête de certitude mal comprise.

Dewey défend une « révolution copernicienne ». Il s’agit bien entendu d’une référence à Kant, qui a renversé l’ordre de la détermination entre la raison et l’univers, plaçant le nouveau centre dans l’intellect de l’homme en tant que sujet connaissant, mais dont l’erreur serait d’avoir mobilisé des formes qui ne sont ni hypothétique, ni conditionnelles, et en faisant intervenir une « machinerie » dans laquelle n’intervient rien qui soit « manifeste, observable, temporel ou historique » (QC, 304). Ici, le centre n’est plus occupé ni par Dieu ni par le Sujet, autant de points de fuite hors du monde, mais par les enquêtes publiquement observables :

Le centre névralgique nouveau désigne un ensemble d’interactions déterminées qui se produisent au cœur d’une nature qui n’est ni fixe ni complète, mais qui peut déboucher sur des résultats nouveaux et différents par la médiation d’opérations intentionnelles. Ni le moi, ni le monde, ni l’âme, ni la nature (au sens de quelque chose d’isolé et d’achevé dans son isolement) ne sont au centre, pas plus que la Terre ou le Soleil ne sont le centre absolu d’un cadre de référence universel et nécessaire. QC, 306.

Le renouveau du pragmatisme, au début des années 1980, a de nombreuses sources, mais un trait majeur a consisté aux yeux de certains commentateurs dans l’opposition entre « deux » pragmatismes, un pragmatisme littéraire, aux accents postmodernes et un pragmatisme « scientifique ». QC, s’il avait été lu sérieusement alors, donnait par avance une idée de la stérilité de ce débat : prendre au sérieux ce que manifestent aussi bien les découvertes de la science la plus contemporaine que sa méthode est primordial pour en étendre l’esprit, c’est-à-dire la curiosité, dans d’autres domaines, éthiques et sociaux, qui ne devraient pas être livrés à la routine et à d’autres masques du conservatisme. Mais, sous peine de se voir très vite entravé dans cette entreprise, il faut le faire avec un esprit critique vis-à-vis des métaphysiques clandestines que charrient d’autres époques du savoir, qui se manifestent aux endroits où on les attend le moins. « Pas un mot n’a été prononcé ici contre la science », rappelle Dewey, mais « ce [qui a été] critiqué, c’est une philosophie et une habitude de l’esprit qui conduisent à louer la science pour de mauvaises raisons. » (QC, 313)

Références

Anscombe, G.E.M. « Modern Moral Philosophy », Philosophy, 33, 124, 1958, p. 1-19.

Dewey, John. Logique, la théorie de l’enquête,  Trad.fr. G. Deledalle, Paris: Presses universitaires de France, L’interrogation philosophique. 1967.  2e édition, 1993.

—–. Démocratie et éducation, [1916],  Trad.fr. G. Deledalle, Paris: Armand Colin, 1975, Collection U. 1975.  1990.

—–. L’ Art comme expérience, [1934],  Trad.fr. J.-P. Cometti, C. Domino et F. Gaspari, Paris: Gallimard, Folio Essais. 2010.  Réimpression de l’édition Farrago, Pau, 2005.

—–. Le Public et ses problèmes, [1927],  Trad.fr. J. Zask, Paris: Gallimard, Folio Essais. 2010.  Réimpression de l’édition Farrago, Pau, 2003.

—–. Après le libéralisme, [1935], avec un avant-propos de G. Garreta,  Trad.fr. N. Ferron, Paris: Flammarion, Climats. 2014.

—–. L’expérience et la nature, [1925],  Trad.fr. M.-G. Gouverneur, Paris: L’Harmattan, 2014.

—–. La quête de la certitude,  Trad.fr. P. Savidan, Paris: Gallimard, 2014a.

Dewey, John et Boydston, Jo Ann. The later works, 1925-1953,  Carbondale

London: Southern Illinois University Press ; Feffer & Simons, 17. 1981.

Dewey, John et Trotsky, Léon. Leur morale et la nôtre,  Paris: Les empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 2014b.

Girel, Mathias. « John Dewey, l’existence incertaine des publics et l’art comme « critique de la vie » », Raisons pratiques, 23, 2013, p. 331-348.

James, William. Pragmatism, [1907],  Cambridge, Mass.: Harvard University Press, The works of William James. 1975.  trad. fr. N. Ferron, Paris, Flammarion, 2007.

—–. La Volonté de croire, [1897],  Trad.fr. L. Moulin, Paris: Les empêcheurs de penser en rond, 2005.

Peirce, Charles S. Chance, love, and logic : philosophical essays,  London, New York: Kegan Paul, Trench, Trubner & Co. Harcourt, Brace & Co., Inc., International library of psychology, philosophy, and scientific method. 1923.  Préface de John Dewey.

—–. Writings of Charles S. Peirce, Chronological edition,  Bloomington: Indiana University Press, 1982—.

Putnam, Hilary. Words and Life, Conant, James (éd.),  Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1994.

Sellars, Wilfrid. Science, perception and reality,  New York,: Humanities Press, 1963.

Notes

[1] A. Vialatte, « Le crépuscule de la grammaire », Dernières nouvelles de l’homme, Paris, Pocket, [1978], 1982, 270.

[2] Notamment Philosophy and Civilization (1932) ; A Common Faith (1934) ; Art as Experience (1934) ; Liberalism and Social Action (1935) ; Experience and Education (1938) ; Logic : The Theory of Inquiry (1938) ; Freedom and Culture (1939) ; Theory of Valuation (1939) ; Problems of Men (1946) ; Knowing and the Known (avec Arthur F. Bentley, 1949).

[3] Traduit en français sous le titre Après le libéralisme, tr. N. Ferron, préface de G. Garreta, Paris, Flammarion, 2014.

[4]  Voir notamment l’important Chapitre III.

[5] Voir LW11, 86-94 (« Peirce’s Theory of Quality », Journal of Philosophy, vol. 32, No. 26 (Dec. 19, 1935), p. 701-708). Dewey avait déjà donné une préface pour Peirce (1923).

[6] Relevons: Dewey (1925, 2014), Dewey (1927, 2010), Dewey (1916, 1975), Dewey (1967), Dewey (1934, 2010), Dewey (1935, 2014), Dewey et Trotsky (2014b). Nous ne dressons pas ici un tableau du remarquable travail de commentaire opéré en France depuis les années 1960, par G. Deledalle, L. Quéré, J. Zask, R. Frega et G. Garreta notamment.

[7] Dewey (2014a). Edition scientifique: Dewey et Boydston (1981), vol. 4. Les volumes des Later Writings sont notés LW suivi du numéro de volume (ex : LW4).

[8] Expérience et Nature, Paris, Gallimard, 77.

[9] Dewey, LW14, 14, 98-99 (Time and individuality, 1940).

[10] Putnam (1994), 152.

[11] Peirce (1982—), vol. 2, 524, 1868.

[12] Voir « La vie vaut-elle d’être vécue », dans James (1897, 2005).

[13] On notera au passage un des rares points sur lesquels la traduction agréable de Patrick Savidan peut être précisée : il ne s’agit pas d’étudier la substitution d’« une recherche de sûreté, par des moyens pratiques, par la quête d’une certitude absolue par des moyens cognitifs » (QC, 44), mais bien de substituer la première à la seconde. Voir aussi QC, 110, où « la place » renvoie en fait à la théorie aristotélicienne des lieux.

[14] James (1907, 1975), 41.

[15] LW4, 208-209.

[16] J’ai exploré ailleurs le rôle que l’art peut jouer comme mesure de l’ « étiage des plaisirs », Girel (2013).

[17] Dewey développe également cette opposition dans Expérience et nature, ch. 4.

[18] Sellars (1963).

[19] Anscombe (1958).

Une réflexion sur “Le spectre de la certitude

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