Y a-t-il des cas où l’histoire d’un champ est écrite par avance par les acteurs eux-mêmes? Je partage ici un document interne de l’industrie du tabac dans lequel les communicants font la liste des questions les plus dévastatrices que l’on pourrait leur poser.
C’est une question importante pour l’historien, et en particulier pour l’historien des sciences, que de savoir si les stratégies et les comportements qu’il décrit faisaient ou non l’objet de décisions réfléchies de la part des agents et collectifs qu’il étudie.
C’est également un problème classique et essentiel que d’estimer si les intentions n’apparaissent pas, après coup, dans le travail rétrospectif de l’historien ou de l’enquêteur. Il y a cependant des exemples qui montrent que non seulement les problèmes qui allaient intéresser les chercheurs — et les juges —, avec tout leur cortège de conséquences, sont bien perçus par les acteurs mais aussi que ces problèmes ont fait l’objet de stratégies tout à fait explicites.
En mettant à jour une recherche de nature historique sur la « Sound science », et sur un des promoteurs de cette notion, je suis tombé sur ce document intéressant et qui, à ma connaissance, n’a pas été étudié en détail.
Le contexte est le suivant: il s’agit des procès du tabac des années 1980. Lors du procès Cipollone vs Ligett, au moment du premier verdict, les cigarettiers anticipent une condamnation et veulent avoir des scénarios prêts en cas d’échanges tendus avec la presse.
C’est dans ce cadre qu’un cabinet d’avocats et de relations publiques prépare un argumentaire, un mémo, comme il est d’usage en période de gestion de crise. Le « Compelled Production » qui barre la page fait référence à la saisie des documents et au fait que leur publication en ligne est le fait d’une décision judiciaire.
Or, au-delà des généralités que l’on retrouve dans des centaines de documents parmi les 80 millions de pages des Tobacco Papers, ce cabinet formule une série de questions qui doivent faire l’objet d’une préparation particulière de la part des cadres et des responsables de communication des cigarettiers.
Chacune de ces questions peut être dévastatrice, car une réponse trop franche pourrait faciliter des procédures futures pour fraude et tromperie délibérée.
C’est cette liste que je reproduis ici en partie. la section B expose des « Dirty Tricks » — des « coups tordus » — c’est-à-dire des questions épineuses que pourraient poser des journalistes particulièrement bien informés.
La section C énumère des questions tout aussi épineuses, mais liées cette fois à la communication des cigarettiers et aux éléments mis en avant dans leurs publicités.

NB: CTR=Council for Tobacco Research. AMA-ERF fait référence à un programme de financement de recherche, par le le CTR, de l’American medical Association Education and Research and Foundation (AMA-ERF) [Project for Research on Tobacco and Health]. La FTC est la Federal Trade Commission.
Il est tout à fait frappant que la plupart des questions qui allaient être au centre des procès à venir soient formulées de manière tout à fait explicite. La majorité d’entre elles exprime tout aussi clairement la contradiction des cigarettiers entre les opérations de financement et de communication, d’une part, et ce que leur révélait leur recherche interne, d’autre part.
Rappelons que cette dernière était très claire, dès les années 1950, sur le caractère cancérogène de la fumée de tabac, et que, par la suite, le secteur ne se fit aucune illusion sur l’efficacité des « filtres » ou autres cigarettes « allégées ».
La série B est lourde d’implications car le fait que le CTR — l’organe de « recherche » des cigarettiers — ait financé de la science déviante, y compris dans des institutions de recherche indépendantes, pour relativiser le rôle du tabac dans la cancérogénèse et dans les maladies cardiovasculaires, devient un problème massif. Il y est fait allusion dans la question 9.
De même, la révision par des avocats avant publication des recherches financées par ce Conseil, ce qui était une pratique courante, devient bien un élément gênant s’il est rendu public lors du procès.
Ce qui est redouté, dans la série B, c’est avant tout la révélation de l’énorme machinerie impliquée dans la « fabrique du doute », révélation qui va effectivement se produire au cours des années suivantes, sur la base des documents saisis lors des premiers procès, et qui va se révéler au moins aussi dévastatrice pour l’industrie que le fait d’avoir commercialisé un produit dangereux pour la santé. Cette série de questions est une anticipation tout à fait lucide des catastrophes judiciaires à venir.

La série C met également le doigt sur des points qui doivent être « déminés » car toutes les questions énumérées impliquent une forte contradiction entre (a) le savoir que le produit commercialisé est nocif et (b) la publicité qui est faite, et qui a pour but de court-circuiter les avertissements sanitaires.
Dans cette seconde série, la question la plus dangereuse est sans doute la 8: « Si les cigarettiers ne cherchent pas à diriger leur publicité vers les jeunes, pourquoi est-ce que des études de marché sont réalisées à destination des 16-21 ans? »
L’intérêt de ces documents est triple.
- Le premier point est trivial, mais mérite d’être souligné: cette série montre bien, si besoin était, que les cigarettiers exercent une veille non seulement sur la recherche médicale, sur l’expertise sanitaire, mais aussi sur la communication et la reprise par la presse d’information gênantes. C’est tout un débat public qu’il s’agit de « cadrer » le plus tôt possible.
- Ensuite, ce type d’archives montre clairement que les contradictions repérées ensuite par Proctor ou Glantz ne sont pas une reconstruction, après coup, par les historiens, mais qu’elles sont bien diagnostiquées en temps réel par les acteurs. De ce point de vue, on ne saurait exagérer l’intérêt pour l’historien des sciences et de la santé d’avoir accès à ce type de documentation.
- Enfin, ces questions manifestent le problème qui se pose pour toute entreprise délibérée de financement de science déviante ou de désinformation massive: ces activités laissent des traces publiques, elles aboutissent vite, ne serait-ce que pour suivre les projets financés, à une inflation de documents qui se révèlent ensuite ruineux et qui sont d’autant plus difficiles à faire disparaître qu’ils se sont largement disséminés.