« Expliquer »

13902456

Avril 2014. A propos de l’étonnement suscité par le sujet de philosophie du concours d’entrée à l’ENS

L’étonnement, quand il est maîtrisé, est un puissant ferment de l’activité philosophique: il peut être étonnement devant ce qui n’étonne plus personne et est devenu trop évident; il est aussi, parfois, étonnement devant d’autres étonnements. J’ai découvert avec surprise les réactions de certains réseaux sociaux devant le sujet de philosophie donné jeudi aux élèves préparant le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure: Expliquer, sujet qui serait « dingue », ferait « pleurer », qui « déroute », et même dans certains cas qui « rend fou ». Je me permets à cet égard un avis d’autant moins autorisé que je ne suis pas au jury du concours cette année, que je ne serai impliqué ni dans la correction des copies ni dans la formulation des éléments du rapport et que j’ai pris connaissance de ce sujet en même temps que tout le monde, en lisant la presse. Je n’engage donc que moi en exprimant mon étonnement devant l’étonnement.

Une partie des réactions s’explique sans doute par la mise hors contexte de ce sujet, ce que permet facilement la reproduction brute de la feuille d’énoncé, jointe au côté exotique — mais strictement réglementaire, depuis que ces outils ne sont plus des règles à calculer mais bien des ordinateurs — du rappel de l’interdiction des calculatrices, précaution qui nous faisait déjà sourire il y a une vingtaine d’années. L’étonnement qui s’exprime dans les réseaux sociaux pourrait se comprendre si « Expliquer » (peut-être certains ont-ils même entendu quelque chose de semblable à « Expliquez ») était une injonction venue de nulle part.

Rappelons que la composition de philosophie, une des épreuves du concours d’entrée à l’ENS, arrivant au terme de deux années d’une solide préparation assurée par des professeurs chevronnés, est régie par un programme, et que cette année le thème proposé à la réflexion était précisément « La science ». Il est fréquent, lorsque l’on travaille toute une année sur un tel domaine, de réfléchir en détail aux notions classiques de « théorie », de « cause », de « loi », de « preuve », de « réfutation », et aussi d’« explication ». La science n’est pas uniquement ce qui permet des applications technologiques, elle n’est pas simplement ce qui permet de prédire des phénomènes (une éclipse) et aussi parfois l’existence de certaines entités (le boson de Higgs), elle « explique », par exemple en rapportant des phénomènes naturels à des lois, ce qui est, quand on y pense, une aventure intellectuelle tout à fait passionnante. Sur le fond, ce sujet n’avait donc rien de bien surprenant et il y a fort à parier que les candidats les plus aguerris avaient toutes les munitions requises pour affronter cette dissertation.

Reste la forme infinitive: cette année, comme l’a dit joliment quelqu’un sur twitter, le sujet était un verbe. « Expliquer » est sans doute une belle occasion de réfléchir non seulement à la notion elle-même, ce qu’aurait permis le sujet « L’explication », mais aussi, comme le verbe y invite naturellement, à l’activité même d’expliquer, à ce qu’elle présuppose et à ce qu’elle permet. La science, comme toutes les formes d’enquête, est également une activité, elle ne se fait pas sans nous, elle a également, comme toutes nos actions, des effets et, pourquoi pas, des limites. C’est peut-être l’oubli de cette dimension qui a conduit certains à s’étonner que l’on se donne six heures pour y réfléchir, quand il semble si naturel qu’un magazine nous propose quelques dizaines de pages pour « Lire », qu’un film de Kurosawa traite de « Vivre » en 143 minutes et qu’un célèbre chanteur se donne en tout et pour tout 4 minutes 42 pour « Savoir aimer ».

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s